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Georges Cucuel
355e RI, 127e Division
- Chemin des Dames -

Deux jours plus tard, sac au dos, nous allons reprendre l’interminable périple du fantassin, et nous nous éloignons de cette région où l’Allemand est tombé sur un os très dur, et où il ne se passera rien jusqu’à l’offensive qui repoussera pas à pas cette race d’éternels envahisseurs jusqu’à ses frontières, mais ce sera long et combien d’entre nous y laisseront leur vie ou leur santé.
 

Sur la droite de la route avant d’entrer à Crèvecoeur, nous voyons quelques hangars de toile avec des hommes qui s’affairent autour d’un avion de chasse et, debout qui nous regarde passer, leur chef ; c’est le lieutenant Fonck, successeur du prestigieux Guynemer, c’est l’escadrille des fameuses « cigognes » ! C’est l’un d’eux qui a brûlé les deux saucisses, quinze jours plus tôt, sous no yeux. Marcel le connaît et lui crie une salutation, et il nous crie à son tour :  « alors les gars, ça va mieux que là-haut ! ». Oui ça va mieux en effet, car nous y tournons le dos.

Trois jours après nous entrons à Gournay-en-Bray, capitale du beurre et de la volaille, petite ville sympathique aux maisons de briques rouges, pays riche en tout, aux habitants aimables comme partout, où la vie est facile.
 

De Gournay nouveau départ en permission, ce n’était pas avec une joie aussi grande pour moi que pour presque tous mes camarades, car je savais que j’allais chez des gens qui auraient mieux aimé ne pas me voir, des gens que la guerre n’empêchait pas de bien vivre et de s’enrichir ; à ce moment-là sévissait une terrible épidémie, une grippe, baptisée « espagnole » on n’a jamais su pourquoi. Les gens mouraient par milliers, aucun médicament n’existant pour combattre ce fléau. Le patron de mon épouse n’arrivait pas à exécuter les ordonnances dans la journée, tout le personnel veillait le soir pour aligner cachets et potions sur les comptoirs pour le lendemain. On ne me parla absolument pas du front pendant ces 20 jours, ces gens-là avaient assez à faire d’encaisser le produit de ce malheur national !

En repartant rejoindre mon unité, je passai par Besançon pour voir ma mère qui s’y trouvait seule, du fait que mon dernier frère venait d’être appelé sous les armes et appartenait au 506e chars. Tous les hommes de la famille étaient mobilisés ! Ma mère savait depuis plusieurs mois que son mari avait été tué en Alsace au cours d’une patrouille, c’était son deuxième mari, elle était donc veuve de guerre. Ma mère est Italienne, née à Florence, et sa nationalité va compliquer les choses : elle a fait sa demande de pension de veuve de guerre, après bien des difficultés pour obtenir ses pièces d’état civil depuis son pays. Entre autres choses nous parlons de sa demande, je veux savoir où l’affaire en est, elle me raconte que l’Intendance militaire a, pour la deuxième fois, perdu son dossier ; il va falloir qu’elle recommence ses démarches ! De voir comment on traite les mères et les femmes de combattants me met dans une colère noire, et un dégoût me donne presque l’envie de ne pas retourner dans mon unité. Alors me vient une autre idée, cela peut m’attirer de graves ennuis mais tant pis, il faut qu’on rende justice à ma mère. Je lui conseille de ne faire aucune démarche avant que je lui écrive depuis mon unité. Et je reprends le train, train de permissionnaires avec des portières sans carreaux, compartiments sales, où une odeur de vinasse et de mégot semble avoir imprégné les parois définitivement ; train qui rampe et qu’on gare à chaque instant pour laisser passer les rapides ou les convois militaires. Beaucoup des occupants sont saouls, ils appartiennent à toutes les armes, ça fume et ça boit pour noyer le cafard des retours, car peu de ces hommes ont le sourire, moi non plus d’ailleurs ; il y a pour nous tous ce point d’interrogation : où allons-nous et qu’est-ce qui nous attend ? Reverrons-nous nos familles, ou est-ce la dernière fois…
 

A Corbeil, un poste arrête les bonshommes et nous indique notre lieu de ralliement ; ma division a son camp à Survilliers (Paris banlieue). Mon régiment a son camp à St Martin-du-Tertre, centre de maraîchers. Je retrouve là un type de la Sarthe, il s’appelle Joly. Si il n’est pas beau comme son nom, c’est un drôle de zèbre, avec un culot incroyable et débrouillard comme un parigot tout en n’étant qu’un paysan. On s’associe, on part les deux à la recherche d’un gîte, nous tombons chez une veuve de jardinier, propriétaire et rentière ; elle a une fille de 26 ans, elle nous accepte sans manières, une chambre sous les toits, un bon plumard. Nous mettons nos ressources en commun. Il y a des magasins, Joly va aux emplettes, la femme veut bien faire à manger pour tous. Dans ce coin-là, dans la campagne, on voit courir les lapins de garenne ! Il y a un magnifique château. Au-dessus de la haute grille de la cour d’honneur, une couronne comtale dorée. Toute la campagne est à Mr le Comte… Tout en mangeant nous faisons causer les deux femmes et je remarque que la vieille lève le coude avec régularité ; quant à la fille, les trucs que Joly lui raconte l’amusent et elle rit de bon cœur…

Dans l’après-midi le copain me tire à l’écart et me demande si je connais la chasse aux lapins. Dans mon pays d’usines il n’y a que des lapins domestiques. « Bon alors tu viens avec moi, je vais te montrer comment ça se passe ! ». Il demande à la mémère une pioche, une pelle et un sac : « qué donc qu’vous allez faire » elle demande ? « On va au ravitaillement » il répond et nous voilà partis. On s’éloigne du patelin, il y a de petits bosquets ça et là. Le copain inspecte les lieux et me dit : « ici on doit faire notre affaire », pose sac et outils et me montre le terrier qui fait une assez vaste bosse dont nous faisons le tour. Il me montre des trous de place en place, devant lesquels on voit des crottes de lapin. Alors il me fait préparer des mottes de terre et nous bouchons les trous devant lesquels les crottes sont sèches, ne laissant libres que les trous où elles sont fraîches, c’est par ceux-là que les bestioles entrent ou sortent du terrier pour aller manger. Il empoigne la pioche, choisit une des entrées et creuse en dégageant une galerie ; quand il a dégagé environ 2 mètres il me dit de boucher avec mon pied, puis il se couche et enfile son bras dans la galerie et me dit qu’il « sent le chaud », quand il se relève je rebouche avec le pied et il creuse encore, et se recouche pour tâter à nouveau. Il me dit :  « j’en tiens un ! Je vais le sortir, bouche vite le trou pour empêcher les autres de filer ! » Il sort le lapin, l’assomme du poing, le met dans le sac et recreuse la galerie, ressort un autre lapin et cela dure jusqu’à ce qu’on ait fait le tour de la bosse. Nous avions 17 lapins dans le sac, en attendant la nuit pour rentrer.

A table le soir on demande à la fille si on peut vendre nos bêtes dans le patelin. Elle nous dit oui mais pas cher, il y a beaucoup de braconniers dans le secteur, alors la concurrence… On en garde un pour nous et nous arrivons à vendre les 16 autres, 25 francs de gagnés. Le lendemain Joly part tout seul, je lui demande où il va : « aux légumes mon pote ! » Il revient avec 2 grosses musettes de patates, oignons, carottes, persil, et tout et tout ! Sacré Joly ! …

Nous avons bien vécu 15 jours… On saoulait la vieille qui ne demandait pas mieux, ensuite Joly aidait la fille à la mettre au lit, et allait rejoindre la fille ! J’avais le bon plumard pour moi, le reste m’importait peu…
 

Et quand tous les copains furent rentrés et qu’on nous eût rendu nos barda : en avant pour le rifle, comme on disait en ce temps-là… La veille de notre départ j’avais écrit à Mr Clémenceau, chef du gouvernement, lui racontant les prouesses des gérants de l’Intendance du 7e Corps à Besançon, et lui signalant que les cinq hommes de ma famille étaient au front, et qu’il en tienne compte faute de quoi je prendrais une décision correspondant aux « circonstances »…

Ca n’a pas traîné, on l’appelait le tigre, ceux de l’Intendance ont dû sentir ses griffes, et moi j’ai bien failli descendre en cabane pour n’avoir pas suivi la voie hiérarchique !

Une semaine après avoir rejoint mon régiment, je reçois une lettre de ma mère qui me raconte que non seulement on a retrouvé ses papiers mais qu’on lui a remis son titre de pension et payé son premier aréage ; à l’Intendance on l’a reçue avec tous les égards. Mais le lendemain ça bardait pour mon matricule, un agent de liaison m’annonce que le Colonel m’attend à son P.C, dans un patelin loin des lignes, bien entendu ! Les lignes nous sont réservées, les colonels tiennent leurs distances, ils coûtent cher ces gens-là, et eux sont les serviettes et nous les torchons ! J’arrive et me présente impeccablement. Il me regarde, me jauge des pieds à la tête, et se met à gueuler en brandissant ma lettre qu’on lui a renvoyée depuis Paris ; il me traite de blanc-bec et me rappelle le règlement, j’encaisse tout et j’attends que ça passe et quand il a fini de hurler il me dit : « si je te collais 15 jours de tôle, qu’est-ce que tu en penses ? ». Alors je lui demande si je peux lui dire ce que j’en pense, et il dit « oui, vas-y, je voudrais le savoir ! ». « Mon Colonel, ma mère vient de toucher sa pension, alors la tôle je m’en fous ! », et je rigole de voir la gueule qu’il fait, il ne s’attendait sûrement pas à ça ! « Allez fous le camp … et ne recommence pas ! ». Je le salue et démarre en vitesse, j’en suis quitte pour payer un bidon de pinard aux copains pour fêter ça ! Le Colon avait sûrement appris par cette lettre que nous étions tous mobilisés et la mère veuve et toute seule, ça l’a sûrement influencé… En ce temps-là, se permettre de passer par-dessus l’autorité, ça coûtait très cher ! De plus j’avais d’excellentes notes depuis mon incorporation, bon en tout, ça comptait beaucoup aussi. A Epinal, au 170e, j’étais très bien vu ; ayant mon brevet de préparation militaire, ayant suivi le peloton et divers stages avec toujours de bonnes notes, bon tireur et marcheur increvable ; à l’heure où j’écris ces quelques souvenirs nous sommes en 1980, à 83 ans je revois tout mon passé et les gens comme ils étaient il y a soixante-deux ans. Je n’ai rien oublié et c’est pourquoi je n’admets pas qu’on parle à la légère ou qu’on écrive sur ces temps-là sans les avoir vécus, en n’ayant comme bases que des racontars  ou des récits tendancieux de journalistes. La suite de mon récit conduira mes lecteurs dans une grande promenade à travers tous les coins où nous avons aidé le Boche à rentrer dans ses pénates à coups de pied dans le postérieur (soyons polis !).
 

La division ayant retrouvé tous ses hommes et reçu des renforts, tous des jeunes de la classe 18 qui venaient de terminer leur temps d’instruction en casernes, nous quittons la région de Paris-banlieue et nous voilà de nouveau dans ces wagons à bestiaux sur lesquels on pouvait lire la mention : hommes 40, chevaux en long 8. Formule devenue célèbre ! Je demande à notre caporal Miteau, parisien de 36 ans, boulanger (en temps de paix) : « tu sais où on va toi ? ». « Non mon gars, mais le Colon le sait lui, demande-lui pour voir ! ». On roule toute la journée, ça cahote dur, on s’arrête, on nous gare, et ça repart couci-couça ! Assis, la porte ouverte, on regarde défiler les patelins. On mange ce qu’on a dans nos musettes, on ne touchera du ravitaillement qu’à l’arrivée. On fume en échangeant des balivernes ; quand on passe une gare on siffle les femmes et on leur dit des idioties, ça passe le temps. A un virage on voit notre train dans toute sa longueur, que de wagons ! Aux derniers on voit les voitures et nos cuisines roulantes dont les cheminées fument, les cuistots vont pouvoir bouffer eux, sacrés veinards de planqués. On a mis des bottes de paille dans nos wagons, pour la nuit, ça veut dire que c’est loin notre futur « terrain de sport ».
 

Il se fait tard, le jour commence à baisser quand on arrive dans une grande gare dont on voit le nom sur des panneaux : Epernay, on est en Champagne. On nous met sur une voie de garage et mon wagon est en face de la gare. Entre nous et cette gare il y a deux autres voies, et sur l’une d’elles on forme un train, c’est des marchandises, et les wagons de queue sont en face de nous. L’employé du serre-frein arrive, il a une musette pleine à l’épaule, et, pour son malheur, il a un bidon militaire de deux litres à l’autre épaule ! C’est son manger pour sa route ! Notre copain Peltier, celui qui chante sans cesse, où qu’on se trouve, nous dit :  « vous avez vu ce salaud d’embusqué avec musette et bidon, l’est salement culotté hein ! ». Le type monte dans la guitoune, pose son bazar sur son banc. Il y a la lanterne qui doit lui servir à faire des signaux quand son train manœuvre, il regarde si il y a du pétrole, la met à sa place, et redescend en vitesse et va au bureau de la gare… Notre sacré Pelletier saute à terre, court et grimpe à la guitoune et ramène tout à toute vitesse. Il enfile tout sous les bottes de paille, empile nos sacs dessus et y adosse des fusils, et revient s’asseoir près de nous… Quelques minutes après le pauvre type revient, son train va partir, s’aperçoit de la sale farce. Il redescend et court chercher le chef de gare. Le chef de gare cherche le wagon des officiers, il veut parler au Colonel ; mais on entend siffler une locomotive et notre train démarre tranquillement ! Notre Peltier ne perd pas le nord et se met à hurler la chanson qui faisait fureur en ce temps-là : « il est cocu le chef de gare, il est cocu le chef de gare… », et tous les types du train se mettent à chanter, y compris les officiers ! Des civils qui attendent leur train rigolent et nous font des signes de la main… La nuit venue on allume la lanterne, on se partage le pinard, certains jouent aux cartes et mangent le casse-croûte de l’embusqué… Epernay est loin, je m’allonge sur la paille et m’endors en pensant au pauvre chef de gare… qui est cocu ? Sa femme devait faire grise mine entendant tous ces hommes hurler cette rengaine qui a survécu à la guerre.
 

Une nuit sans histoire dans ce wagon-salon pour les bêtes de somme, je n’ai au matin aucune idée du trajet parcouru. Nous descendons du train sur une voie de garage, quelques maisons bien malades depuis les luttes acharnées, depuis notre victoire de la Marne jusqu’en 1917. Sac au dos, nous marchons dans une région forestière. Des bois coupés ça et là de clairières, des fraises des bois en quantité partout où un rayon de soleil pénètre. Je pense que nous aurons la possibilité de les goûter si nos lignes sont dans ce secteur, ce qui est justement le cas. Ici nous sommes à gauche du prestigieux Verdun qui n’est qu’à une douzaine de kilomètres de nos lignes.

Pas de batailles rangées, mais des coups de main de jour et de nuit exécutés par les Allemands, contrés par nos patrouilles. Il y a sans cesse des accrochages entre les lignes qui sont assez éloignées pour produire un « no man’s land » important, qui donne lieu à ces rencontres souvent meurtrières pour eux et pour nous. On dirait que l’ennemi cherche les meilleurs passages d’infiltration, ce qui fait craindre à nos états-majors une prochaine offensive dans ce coin du front. Nous avons un nouveau commandant de Cie ; c’est un hobereau vendéen, gros propriétaire d’une famille anoblie par Bonaparte ; c’est le baron Bessard du Parc. La cinquantaine, distant, et froid. J’ai une mauvaise impression en le voyant arriver. Il prend son commandement, sans un mot. Il se choisit une « ordonnance » qu’il emmène avec lui, c’est tout. Ce secteur n’ayant pas été bouleversé par la guerre en rase campagne il y a toujours des éléments de tranchées, des abris, des sapes et boyaux de communication. Il y a des installations de téléphone de campagne, qui se trouvent en sous-sol dans des sapes. Il faut un téléphoniste, c’est moi qu’on y colle, là ou ailleurs !… Je tiens le poste depuis 3 jours au fond de ma taupinière – on m’apporte mon ravitaillement le matin, pour la journée. Et voici quelqu’un qui descend, c’est le baron Bessard, il me regarde de haut en bas, il semble me jauger de son regard de glace. J’attends ce qu’il a à dire, il m’est franchement antipathique. « Je viens te nommer caporal » me dit-il, « tu as suivi le peloton, tu es parti en renfort avant la fin. J’ai vu ta fiche, tes notes sont bonnes, alors à partir de maintenant… ». « Je regrette, mais je refuse » je lui réponds. Il a l’air suffoqué, me regarde avec étonnement puis avec colère. « Pourquoi refuses-tu ? Dans 3 mois je te fais sergent. » Ma réponse lui donne la raison. « Mon capitaine, j’avais toujours, étant gosse, rêvé d’être officier, j’aimais le métier militaire, j’ai 5 ans de préparation et le brevet. A mon arrivée au régiment, on m’a refusé l’entrée à l’école d’officiers parce que je n’avais que le certificat d’études primaires. Si je suis trop bête pour faire un officier, je le suis autant pour être sous-off ! Je refuse, j’en ai le droit et vous le savez !… ». « Ça va » qu’il dit et il remonte furieux…

Une heure après, j’étais relevé du téléphone, et retrouvais mes copains en 1ère ligne… J’ai à nouveau un ennemi, j’ai l’habitude, je n’ai jamais accepté l’arrogance de qui que ce soit. Un baron ou un manœuvre de chantier, morts sur le terrain, ça fait deux cadavres, les mouches les aiment tous les deux et après un jour au soleil pas de différence d’odeur… J’aurai par la suite à supporter la vindicte de cet orgueilleux noblaillon ; toutes les sales corvées, patrouilles, liaisons périlleuses, étaient pour moi… Jusqu’au soir où à une corvée de soupe il est descendu avec nous car il savait que les cuistots lui monteraient un colis. Dans la carrière où on nous servait, une volée de gros noirs nous est tombée dessus ; je l’ai entendu hurler : « à moi la 17, je suis blessé ! » J’avais tout mon bazar de pain, soupe et bidons sur le dos, et on cavalait sur la route, et j’ai crié « à la gare vieille baderne ! », et il a dû m’entendre… Et 3 mois après il est revenu, il avait seulement été commotionné… Il faisait semblant de ne pas me voir quand on se rencontrait, et j’avais l’impression qu’il avait peur…

Mais pendant son absence nous avons eu un autre officier, un tout frais sorti de l’école, jeune méridional de 23 ans, lieutenant Pailloux, toujours entre deux cuites, il est responsable d’au moins 200 morts. Mon bataillon, le 5e, avait ce jour-là pour objectif de prendre d’assaut un tronçon d’une chaussée établie en fort remblai, dans laquelle les Fritz avaient creusé des éléments de tranchées et installé de nombreux nids de mitrailleuses. Ils dominaient du haut de ce talus tout un coin du secteur, il était urgent de les en déloger avant le déclenchement de leur fameuse offensive de l’empereur, laquelle devait leur donner la victoire définitive. Nous étions en juillet, et la Division sous les ordres du général Mangin, surnommé le boucher, car pour lui les hommes comptaient peu, seul l’objectif à atteindre…

Ma compagnie était au centre, la 18 à gauche, la 19 à droite. A la nuit tombée, les officiers sont appelés au PC Colonel pour recevoir les instructions et surtout régler leurs montres pour fixer l’heure H. Notre point de départ était un boyau à environ 200 mètres de cette chaussée à prendre. Notre fameux blanc-bec de lieutenant était dans son cirage habituel, et toute la nuit il allait de l’un à l’autre… Nous devions attaquer à 7 heures, nous l’avons su après. A 6 heures notre imbécile passe derrière nous et dit de faire passer l’ordre de l’assaut, il sort sur le terrain, lève sa canne et hurle : « en avant » et le voilà parti devant. Nous sortons et partons à l’assaut. La 18 et la 19e ne bougent pas puisqu’il n’est pas l’heure… Les Boches ouvrent un feu d’enfer de leurs mitrailleuses, soutenu par leurs 88. Ce canon léger, plus rapide que nos 75, est le plus mortel des canons de cette époque, et comme leur fameux 130 il est autrichien. Nous grimpons le fameux talus sous un ouragan. L’adjudant est ma droite. Les plus lestes d’entre nous arrivent en haut, et à mesure que le haut de ces corps dépasse le niveau du talus, ils sont fauchés et culbutent en bas, c’est une vraie boucherie. Le premier tué, le casque et le crâne en bouillie, est notre jeune chef. Je suis en haut et je vais avoir droit à une volée de ferraille mais l’adjudant me tire en arrière et m’envoie rouler en bas et se laisse dégringoler, et en arrivant en bas il me crie : « ne bouge plus, fais le mort, ne bouge plus ! ». Les Boches ont vu que nous étions seuls à attaquer, ils ont sorti des mitrailleuses et tiennent tout le secteur sous cette menace. Personne ne bouge et le soleil qui me tape en pleine figure commence à me cuire, je tourne la tête pour essayer de l’abriter, une volée de balles s’enfonce en terre entre nous deux et j’entends une série de : « nom de Dieu ! Ne bouge plus ! » C’est l’adjudant qui m’engueule… On ne bouge nulle part, les Boches ont l’œil ! Un affreux mal de tête causé par le soleil qui rend le casque brûlant, la jugulaire qui m’étrangle, je sue toute l’eau de mon corps et ce jour qui n’en finit pas. Le soleil tourne et c’est un peu moins douloureux puis c’est enfin le soir. Les Fritz sont rentrés dans leurs trous avec leurs seringues. Quand il fait vraiment nuit, l’adjudant me dit qu’il faut se replier dans le boyau d’où on est parti ce matin ; il faut ramper au jugé le long du talus jusqu’à la rencontre d’un corps, le secouer pour savoir si c’est encore un vivant et dans ce cas lui passer la consigne : se replier sans bruit et chacun pour soi. L’adjudant part à droite, moi à gauche. En ai-je secoué des morts cette nuit-là ! Pendant combien de temps ? Quand je ne rencontre plus rien je reviens sur mes pas et me replie en arrière pour rejoindre le vieux boyau. Une soif terrible me fait perdre la notion des choses. Je vois de l’eau partout ! Depuis la veille on n’a pas mangé. Finalement je m’endors terrassé  par la fatigue, au fond du trou. Au matin on se compte, c’est vite fait : 12 hommes, 1 caporal et l’adjudant, ça fait 14 ! Que de morts, et sans résultat ! Rien à manger, rien à boire, on se regarde sans un mot… Le lieutenant est là-bas, avec presque tous ses hommes !… Confier un nombre pareil de vies humaines à un gamin de 23 ans qui surmontait sa propre peur en buvant de la gnôle à grands bidons ! Son portefeuille, qu’il montrait à tous et qui contenait, au dire de son tampon, au moins 800 francs et tous ses papiers, est sur lui. Marcel et Caignec sont là, Girardin est complètement démoralisé, les yeux au sol… Seul l’adjudant a encore l’air de vivre. Nous attendons on ne sait quoi.

Vers 8 heures un type de la 18 s’infiltre et glisse un pli au chef et file vers sa compagnie. C’est un ordre d’attaque ! Alors là, vraiment, une colère énorme s’empare de l’adjudant, jamais ce bon chef n’avait élevé la voix à ce point. « De quoi ? Ces salauds veulent notre peau ! On n’a pas assez trinqué hier ? Moi je vous dis qu’on bougera pas d’ici, vous entendez les gars ! Pas un pas, vous ne bougerez pas. On est commandé par des belles vaches… On nous fait attaquer sans artillerie. Un con fait louper le coup et tuer les copains ! Je rendrai mes galons si il faut, nom de Dieu, mais on reste là… ».

Notre artillerie entre en action, 75 et puis 155… Le tir est trop court, pas un obus ne tombe au-dessus, mais tous vont sûrement tuer et déchiqueter nos morts une deuxième fois là-bas. Sur notre gauche un signaleur envoie une fusée rouge : allongez le tir… Ça s’allonge trop et les obus vont arroser les arrières boches, beaucoup trop loin… Mais qu’est-ce qui se passe donc chez nous ! Quelle pagaïe : et voilà les hommes qui partent à l’assaut, comme nous hier, et la même terrible tuerie recommence. On ne sait même pas ce qu’il y a au-dessus de ce talus, route, ligne de chemin de fer ? Les Boches s’y sont solidement installés et comme mitrailleuses ils en ont, c’est sans doute leurs tirs croisés qui font que tous nos hommes qui arrivent en haut sont fauchés ! Et nos artilleurs tirent trop loin, aucun obus n’éclate sur le haut de cette butte. En moins d’une heure l’hécatombe est complète, quelques rares bonshommes de la 19e sont au pied de ce maudit coteau, ce sont des mitrailleurs avec leurs pièces, leur chef leur a sans doute interdit de monter… Un de ces hommes envoie au pistolet une fusée verte, c’est pour que nos canons raccourcissent leur tir. Quelques minutes de silence, et nos obus viennent éclater au pied du talus pour tuer nos morts une deuxième fois… Trop long… puis trop court…. Heureusement pour nous qui nous sommes repliés hier, nous sommes hors d’atteinte et les Boches n’envoient pas un obus. Il y a une accalmie, le combat cesse, faute de combattants ?… Personne ne parle, on est assis au fond d’un vieux boyau qui doit dater du début de la guerre. Rien à manger, rien à boire… et ce n’est pas le moment de faire de la fumée. Nous sommes 13 hommes et l’adjudant, le reste de la 17e sèche au soleil là-bas devant nous.

La nuit vient, plus rien ne se passe à part les fusées éclairantes que les Fritz envoient à chaque instant. Au petit jour un agent de liaison vient parler à l’adjudant ; notre colonel a demandé la relève du régiment complètement décimé. le général Mangin a répondu : « Quand vous aurez atteint vos objectifs, pas avant ! ». Nous sommes donc sacrifiés ? Alors nos artilleurs commencent à tirer, toujours trop court, dans nos cadavres, comme si nous devions attaquer. Personne ne bouge, les Boches ne régissent pas, ils attendent… Notre artillerie cesse son tapage inutile…

 

La journée passe, à crever de soif dans nos capotes, sous ce soleil. Car il faut savoir que dans l’armée française, toujours en retard de deux guerres, la tenue de campagne est la même en été qu’en hiver, c’est-à-dire : culotte de drap, bandes molletières, caleçon long, flanelle, chemise longue, et veste de drap, le tout dans une longue capote, en drap elle aussi… Le tout serré par le ceinturon muni de 3 cartouchières et leurs bretelles de suspension, le bidon de 2 litres et sa courroie, la boîte à masque, et 2 musettes ; sur la tête le casque en tôle et sa jugulaire qui vous serre le menton puis, en bandoulière roulées, l’une dans l’autre, 2 couvertures et la toile de tente. Ne pas oublier le fusil et sa baïonnette ; alors par 30 degrés à l’ombre… On s’y habitue… Comme à toute misère, triste habitude, tout comme de ne rien bouffer ni boire pendant des jours, on s’y fait, il faut bien… Pendant que, loin derrière !… Pas penser à ça, il vaut mieux pas, faut tenir… nous. A la nuit un type vient nous dire qu’on sera relevé par des Américains, mais il faut aller à leur rencontre pour les amener là.

Alors je vais avec lui et Caignec. On retrouve une route, loin, et on fait une bonne heure de marche puis on tombe sur une cohorte de types qui avancent en pagaïe, ça fume, ça gueule, on ne comprend rien. Leur chef parle français. Celui qui nous conduit lui dit de commander le silence à sa troupe, il y arrive avec bien du mal. On arrive enfin en ligne, je retrouve mes copains et on montre le boyau à ceux qui nous remplacent ; ils recommencent leur boucan, ils allument des cigarettes et s’interpellent… L’adjudant nous dit de ficher le camp en vitesse car les Fritz ne sont pas sourds. On ramasse nos affaires et hop, au pas de gymnastique… Cinq minutes après les 88 arrivent serrés, ça pète sec, mais nous sommes loin, qu’ils s’expliquent entre eux !

Et on marche dans la nuit, et on arrive dans un patelin dont il ne reste que quelques baraques bien malades et des pans de murs. Nos roulantes sont là, et le train de combat avec nos sacs dans les voitures… On va à la roulante, on mange, on boit du café chaud qui me rend un peu d’énergie. Personne ne parle, on n’a pas le courage et surtout pas la force. On cherche un coin pour s’étendre, par terre car il n’y a rien, mais rien, dans ces ruines. J’étends ma toile de tente et me couche dessus, enroulé dans mes couvertures, derrière un bout de mur, quel abri dérisoire, et je m’endors, j’ai cette chance : dormir n’importe où, ne plus penser…

 Le temps reste beau heureusement, au réveil nous sommes tristement surpris d’être si peu nombreux et d’avoir laissé tant de copains là-bas ; plus d’officiers, ni de sergents, un seul cabot et notre adjudant. La fontaine coule toujours au milieu de ce qui fut un village, on peut se laver, se raser et aller au jus à la roulante. Les lignes sont loin et on n’entend que très vaguement l’éternel roulement d’artillerie.

Dans l’après-midi un motocycliste du Colonel apporte un ordre : nous devons nous tenir prêts car on viendra nous charger dans des camions, pour quelle destination ? Seul le colon le sait. Sur le soir seulement ce convoi arrive, ces véhicules sont conduits par des Annamites, et, dès que nous sommes installés, le convoi démarre sur une route qui n’a plus été remise en état depuis le début des combats, creux et ornières nous jettent l’un sur l’autre, nous roulons en forêt, sans phares, et à une allure assez rapide. Les chauffeurs sont adroits. Nous roulons toute la nuit, sans incidents, mais cahotés de façon continuelle ce qui est plus fatigant que la marche à pied !

Il fait jour quand nous entrons dans un patelin au sortir du bois, dans une grande clairière ; un drôle de bourg qui s’appelle les Charmonts. Une partie est Charmontois-le-Roy, l’autre Charmontois-l’Abbé. Avant le départ, nos cuistots nous ont distribué des vivres, du vin et du café, heureusement car les roulantes avec leurs chevaux ont deux jours pour nous rejoindre ici. Dans la partie du bled qui est « l’Abbé », dans un gros bâtiment qui n’a pas souffert, il y a un bistrot dont les tenanciers tout malins, malgré la proximité du front, sont rentrés chez eux après les furieux combats de 1916 et 1917 eurent cessé, et ont ouvert leur café. Notre colonel s’est installé avec son état-major dans Charmontois-le-Roy. Dans un village tout proche, Belval, il y a ce qui reste d’un bataillon de chasseurs à pieds, de notre division. Après que nous ayons pris nos cantonnements, l’après-midi, après avoir appris qu’il y avait un bistrot dans le coin, j’y suis allé pour voir comment ça marchait ; il y avait quelques escaliers à monter pour entrer dans la salle, assez grande, bien pourvue de matériel, avec au fond un grand comptoir..

En face de l’entrée, une grande glace au-dessus d’une cheminée avec sa garniture, vraiment rien n’avait souffert. Bien approvisionnés en vin et en bière, ces gens travaillaient comme en 1914, avec comme clients les troupes. Il y avait dans la salle des fantassins, des types du génie et des artilleurs ; tout allait bien, on parlait de notre dernière bagarre et de nos misères…

Et voilà des chasseurs à pied qui entrent à leur tour, qui cherchent une table libre, s’installent et commencent à causer entre eux. Malheureusement la table voisine était occupée par des artilleurs ; un chasseur s’en aperçoit, se lève et va vers eux, empoigne le premier venu par le col de sa veste et lui flanque son poing dans la figure en lui criant : « tiens salaud voilà pour les copains que tu nous as bousillés ». Les autres chasseurs voient que leurs voisins sont des artilleurs, se lèvent et vont cogner aussi sur ces idiots qui nous envoyaient leurs obus sur la gueule. Et en quelques minutes c’est le grand chambard, les verres et les bouteilles volent en tous sens, les chaises balaient les tables, ça cogne, ça gueule, une bouteille arrive dans la glace, les carreaux des fenêtres giclent dans la rue… Je suis sous la table près d’une fenêtre ouverte. Une solution : sauter dehors, ce que je fais au risque de me casser une patte. J’atterris presque sans dommage sur le trottoir. La garde arrive au pas de gymnastique, et en un tournemain bloque le bistrot. La bagarre s’arrête net. Il y a des blessés, le chef de la garde prend les noms de tous ceux qui sont coincés dans la salle, j’ai la chance de m’être tiré juste à temps… Il n’y a plus rien d’entier dans le bistrot, le patron peut repartir à l’arrière, ça fera une « victime de guerre » en plus ! Charmontois-l’Abbé : l’Abbé… rézina ?

J’ai l’impression que nos canonniers règleront mieux leurs tirs à la prochaine bagarre car cette affaire va faire du bruit à l’état-major de la 127e DI… De chez nous, j’étais le seul à m’être trouvé dans ce sale truc et je n’avais pas été repéré, alors j’ai oublié cet incident, nous avions d’ailleurs autre chose à faire, un convoi d’hommes et de matériel nous arrivait en renfort. Les hommes étaient tout équipés de neuf, de pied en cape. Les jeunes de la classe 18 qui montaient au « rifle » pour la première fois. Beaucoup de Parisiens, ça s’entendait à leur manière faubourienne de s’exprimer. Nous en avions besoin, on nous en octroya une soixantaine, avec un commandant de Cie, 2 sergents, un aspirant et deux jeunes caporaux qui venaient de coudre leurs galons ; les deux sergents étaient des vieux qui remontaient après un séjour à l’arrière pour blessure ou maladie. Ces gens-là allaient comme nous coucher par terre la nuit suivante. Notre train de combat et les cuisines n’étaient pas arrivés, donc rien à bouffer ni boire. Dans mon escouade on nous fit cadeau de trois de ces phraseurs, dont un dessinateur industriel nommé Verne. Depuis mon incorporation j’avais déjà vu tellement de nouvelles têtes, perdu beaucoup de copains, que ça ne m’intéressait pas de renouer avec ces nouveaux venus, d’autant plus que ces parigots avaient un tel bagout qu’ils me cassaient la tête. Le jeune caporal de l’escouade voisine s’appelait Maurice Merle ! C’est perroquet qu’il aurait dû s’appeler. Parce qu’il était vendeur au « Bon Marché », il se prenait pour un être supérieur, et alors quel débit ! Par la suite il a eu cent occasions d’apprendre qu’en province on n’était pas plus bête que dans son  « Paname », on avait moins de gueule et c’est tout. Certains disaient que l’armée est l’école du crime… Pour moi les 42 mois que j’y ai vécu ont été une longue étude de la race humaine, une étude de mœurs ! Souvent plutôt écœurante, mais surtout fatigante ; après tant de changements de manière de vivre, occasionnés par les changements de chefs, on devient indifférent, las de tout. Dans ma jeunesse je ne rêvais que de galons, de soldats ; et l’histoire de Bonaparte, de ses victoires, de ses maréchaux empanachés m’échauffait l’esprit… Mais quel revers elle a cette belle médaille : quand j’ai su que l’école d’officiers était réservée aux fils à papas, les poches pleines de diplômes, mais souvent incapables, amorphes et inaptes de toute initiative, quelle douche froide, quel dégoût…

 

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Les nouveaux cabots de la 17e.
Au centre Maurice Merle, vendeur au Bon Marché à Paris.
355e RI, 17e Cie, 2e section.

Revenons à notre histoire, et en Argonne où, nous l’avons su par la suite, nous attendions la bataille de l’Empereur… Celle qui devait donner la victoire à ses armées, après notre écrasement. Verdun était sur notre droite à environ 15 km à vol d’oiseau. Notre état-major pensait qu’il tenterait là son ultime chance. Nous étions en juillet à quelques jours de notre fête nationale. Ayant reformé la division en tout, nous attendions le choc. Le coin que ma Cie occupait avait un joli nom : les Islettes. C’était d’un calme impressionnant, le calme qui précède la tempête ?

Le 13 juillet, vers midi, un bombardement du tonnerre se déclenche, un déluge d’obus nous arrose, mais, chose bizarre, ces obus ne font qu’un bruit sourd comme s’ils n’éclataient pas ! Quelqu’un hurle : « les gaz, mettez vos masques ! » Ypérite peut-être, ce gaz est très dangereux, le respirer est mortel, sans remède… Et nous voilà prisonniers de nos masques, pour combien de temps… Dans ce secteur il y a des bouts de tranchées et des sapes, restes de la bataille de Verdun. Nous sommes là, prêts à la riposte, mais personne ne vient. Seuls les obus arrivent à un rythme régulier, avec le même choc mou, et ça dure jusqu’à la nuit. On nomme des hommes de garde, les autres s’endorment avec le masque car l’enlever est bien hasardeux.

Le matin arrive, plus rien ne se passe, personne ne bouge. Des types vont au ravitaillement. Il fait beau. La soupe arrive. Les cuistots ont dit aux hommes de soupe que l’attaque allemande avait eu lieu depuis la « Main de Massiges » jusque sur Château-Thierry, c’est pourquoi nous n’avons rien eu que les gaz pour nous clouer au sol. Comme à Grivesnes les Fritz sont tombés sur un bec, un os ! L’empereur a encore loupé sa victoire, la der des ders, c’est pas pour demain !

Et nous nous hasardons à sortir à l’air libre et nous voyons des multitudes de trous d’obus peu profonds ; nos chefs nous conseillent de nous en tenir à l’écart parce que les gaz de combat, gaz lourds, stagnent au fond des trous, et l’ypérite surtout est dangereux car il attaque surtout les parties humides du corps. Ne pas y mettre ni pieds ni mains. Et cette saleté traîne des jours et n’est diluée que par des pluies abondantes.

 

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Après l'attaque de l'Empereur. Environs de
Château-Thierry juillet 1918. 355e RI, 17e Cie, 2e section.

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Chazé, Marais, Rouyer. les "as" de la 17e du 355e RI après
Grand Rozoy. Canon pris à l'ennemi et ramené à Villers-Cotterêts.

Quelques jours après nous changeons de secteur, et la guerre va prendre une autre tournure du fait que le commandant suprême des armées alliées est un de nos généraux, le général Ferdinand Foch. Sous ses ordres nous allons sur tous les fronts, par des coups de boutoir successifs, reconduire nos envahisseurs jusqu’à leurs pénates ; ce ne sera pas sans peine ni sans pertes, et je vais voir défiler un nombre important de nouveaux venus, remplaçants de nos camarades tombés, eux aussi tombant et aussitôt remplacés à leur tour. Avec Foch il fallait frapper sans relâche, dans tous les secteurs, l’un après l’autre, sans laisser à l’ennemi le temps de se reprendre, et l’obligeant à déplacer ses unités sans répit. Là j’ai reconnu une tactique du général Bonaparte, l’homme qui faisait mon admiration quand j’allais à l’école, et que je rêvais de luttes et de gloire, rêves combien déçus !…

Donc un matin nous partons en camions, brinqueballés pendant des heures. Ensuite wagons à bestiaux (hommes 40 – chevaux 8) et nous remontons sur Paris que nous dépassons pour nous retrouver dans la région de Compiègne. Nous passons une nuit dans un bourg dont je ne sais rien et au petit matin, sac au dos, traversons l’Oise sur un magnifique pont suspendu (le seul que j’aie vu dans ma vie) à Pont Sainte Maxence, et traversons Compiègne dont certaines maisons brûlent encore, l’aviation boche les ayant arrosées de bombes incendiaires pendant la nuit. Nous entrons dans une superbe forêt où nous faisons une halte repas.

Au sortir de cette forêt nous traversons un bourg dont le château féodal est célèbre, c’est Pierrefonds. Puis nous traversons l’Aisne à Vic-sur-Aisne sur un pont de bois construit par le génie, les Fritz ayant démoli l’autre. Passant la nuit à la belle étoile, le lendemain nous nous trouvons face à l’ennemi à Nouvron et Tartiers. Ensuite, relevés par d’autres unités nous traversons Soissons, dont aucune maison n’a de toiture, maisons éventrées dont des restes de mobilier pendent d’un plancher crevé sur l’étage en dessous. C’est lugubre ! Nous y passons une nuit dans les dernières ruines. A l’aube, nous mettons le cap sur un endroit célèbre par les combats du début : Moulin de Laffaux, Chemin des Dames.

La veille les lignes allemandes ont été crevées par la Légion et le R.I.C.M. célèbre régiment d’infanterie coloniale. Nous avançons au pas accéléré et gagnons Laffaux et son moulin, et, laissant le Chemin des Dames sur notre droite, arrivons à la tombée de la nuit à Chavignon. Pour nous arrêter les Boches nous servent des gaz en quantité, et mêlés à des obus explosifs. « Mettez vos masques » crie notre commandant. Il m’arrive alors la pire chose de ma campagne : je n’ai plus de masque ! Il est resté Dieu sait où, la bretelle en toile étant usée et déchirée a lâché. Et je respire les gaz toute la nuit, toussant, éternuant et larmoyant. J’ai tellement toussé que je crachais du sang et mes yeux tellement enflés et ayant tant coulé que le jour me faisait mal dans la tête et je ne voyais plus clair. Mon copain Marcel m’a conduit au poste de secours où le major m’a mis un liquide dans les yeux. Nous n’avons pas attaqué ce jour-là mais le lendemain, en avant ! Je suivais les autres guidé autant par le bruit que par le peu de vue qui me restait. Avec ses gouttes le major me rendait mes yeux peu à peu mais j’en ai souffert longtemps.

Les Boches se cramponnaient et il nous fallut 3 jours depuis Chavignon pour prendre la vile de Laon qui était notre « objectif ». La ville de Laon étant loin du front depuis 1914, les civils y étaient restés et nous ont accueillis avec des injures. Je verrai toujours cette femme, qui avait un enfant de moins d’un an sur les bras, donc un fritz, crier des insultes à notre commandant. Et cette autre qui nous jetait des pierres ! Elle criait que depuis 4 ans qu’on les avait « abandonnées » elles s’entendaient très bien avec les Boches, qui faisaient leurs travaux et valaient mieux que nous ! Ces Boches qui vivaient avec eux étaient des territoriaux, loin du front, ils cultivaient leurs champs, (et les bonnes femmes en plus !…) Comment leur en vouloir ? Et ces vieux Fridolins, s’étant cachés pour ne pas se replier à mesure de notre avance comme ils en avaient reçu l’ordre se rendirent à nos officiers ; pour eux c’était la fin de la guerre mais aussi la fin de leur bonne planque, parce que derrière nous, étant prisonniers, un autre travail les attendait : réparer ce que leurs obus détruisaient, sous leurs propres tirs d’artillerie, ce qui donnait un peu de répit à nos territoriaux chargés de dangereux boulot. Les civils libérés racontèrent à nos chefs que les troupes allemandes les avaient menacés de détruire la ville avec des obus incendiaires, ce qui fit qu’au lieu de s’arrêter là pour la nuit, nous avons continué d’avancer pour atteindre leurs positions de l’arrière et obliger leurs canons à déguerpir.

A la nuit tombante ma compagnie entra dans un gros village appelé Grandrupt, absolument vide de tout être vivant où on s’installa pour la nuit. Après avoir mis nos affaires à l’abri, par un beau clair de lune je voulus voir ce qu’il y avait d’intéressant dans ce patelin. On n’entendait absolument rien et je me trouvai devant une très importante maison avec de grands escaliers pour y accéder, et aussi des escaliers pour descendre en dessous. Il me fallut d’abord tirer de côté un mort pour passer. L’homme était équipé de choses neuves et portait au ceinturon un joli bidon en aluminium, plus pratique que le mien et je m’en emparai… A la lumière de ma lampe de poche je fis une descente à la cave. Surprise de taille : cette vaste cave avait dû abriter des officiers qui y avaient fait descendre des lits avec leur literie, une grande table sur laquelle trônaient des bouteilles vides, des verres sales et des boîtes de cigares vides aussi, et un bougeoir de cuivre avec sa bougie presque entière. Comble de confort, le piano était également là Je sais me servir d’un violon mais pas d’un piano. J’allumai la bougie et m’amusai à tapoter sur les touches en essayant un air qu’on avait chanté à l’école et quand je fus fatigué de ne pas y être arrivé je remontai à l’air libre. Le macchabée me rappela un vers de Victor Hugo et je l’adaptai aux évènements en récitant : c’était un artilleur de l’armée en déroute, qu’était v’nu crever là sur le bord de la route ! C’est ainsi qu’on voyait les choses, les sentiments humains n’étaient plus de circonstance… Et j’allai me coucher près de mes compagnons …de gloire et d’infortune.

Pendant que nous, 355e d’infanterie, marchions et après de nombreux combats arrivions à libérer Laon, les autres unités de la 127e libéraient la région de Villers-Cotterêts, Corcy, Longpont, le Plessier Huleux, Maast et Violaine, enlevaient les hauteurs de Grand Rozoy et repoussaient l’ennemi jusqu’à Cerceuil sur la Vesle. Avançant presque kilomètre par kilomètre, les Boches se cramponnaient avec rage et ne cédant la place que quand il était impossible de s’y maintenir. Les Américains nous envoyaient un matériel énorme, canons, obus, chevaux, ce qui nous permettait une riposte irrésistible ; nos artilleurs, pour 100 obus boches en expédiaient mille, et à partir de ce moment-là, après un combat d’un jour nous étions en réserve et remontions ailleurs pour surprendre l’adversaire et, après tant d’années je n’arrive plus à situer les lieux et les dates exactes des combats ; les Boches avaient construit une ligne composée d’abris et de postes de mitrailleurs, bétonnés, blindés ; sur cette « ligne Hunding » ils avaient l’ordre de nous arrêter coûte que coûte. Où était ce dispositif ? Il me faudrait pouvoir consulter des archives auxquelles je n’ai pas accès. Après 3 jours et 3 nuits d’un pilonnage effroyable de notre artillerie lourde, nous avons attaqué à la baïonnette et n’avons trouvé que des cadavres en compagnie desquels nous avons passé la nuit, c’était affreux, et quelle puanteur. Ballottés ainsi de nuit comme de jour, perdant des hommes, remplacés par d’autres, j’étais tellement fatigué et désorienté que je n’avais plus le notion juste de la vie. Souvent sans nourriture, on vivait comme des animaux, sales, hirsutes, ne parlant plus, abrutis par ce roulement continu et empoisonnés par cette odeur de pourriture et de fumées de diverses origines. A des kilomètres du front on sentait la proximité de ces champs de mort qu’on appelle aujourd’hui pompeusement champ d’honneur. Pour moi ce sera champ d’horreur  où certaines de nos « grandes gueules » auraient dû venir seulement huit jours pour leur rabaisser le caquet… Parce qu’il faut entendre, chaque année, le 11 novembre aux monuments aux morts, des discours emphatiques et ronflants comme des orgues, prononcé par d’actuelles « personnalités » en l’honneur de ceux qui y on laissé leurs peaux (et dont ils se foutent éperdument) discours suivis de « vins d’honneur », et d’un banquet souvent onéreux au cours duquel on fait chanter, chevroter plutôt, la Madelon, par ces vieux cornichons qui rabâchent toujours leur guerre 14-18, et qui n’en finissent pas d’embarrasser le monde avec leurs drapeaux et leurs médailles qu’on baptise du glorieux nom de « batteries de cuisine ».

Silence là-dessus, nous y reviendrons tout à l’heure, et j’aurais encore tant à dire sur la suite de ces jours et de ces nuits passées à descendre des 1ères lignes après avoir rejeté l’ennemi de quelques kilomètres, ce qui constituait une victoire et à y retourner après un jour ou deux de « repos » jamais dans le même secteur. Tantôt battants, tantôt battus, toujours plus sales et déguenillés, souvent sans ravitaillement, sans nouvelles, laissant des morts partout, camarades à peine entrevus. Presque tous mes copains du début disparus, même Marcel Rouyer parti blessé sur la Vesle, et revenu dans un autre bataillon. Le colonel ayant changé 3 fois pour en venir à novembre 1918, à être un commandant de gendarmerie muté dans l’infanterie ! Partout battu et repoussé mètre par mètre, l’Allemand à bout de force, crevant de misère et de faim, ne cédait que quand il y était obligé. Il jetait alors ses armes à terre et levait les bras. On trouvait des restes de leur cuisine, un pain noir où dominait la sciure de bois, une marmelade de ces betteraves qu’on donne au bétail, et dans leurs bidons le fameux jus d’orge grillée, sans sucre bien entendu. Cette génération était à un tel point fanatisée que sans le formidable matériel américain je crois que nous n’en serions jamais venu à bout. Donc aux premiers jours de novembre il nous restait à libérer, après tant d’autres secteurs, l’alsace et la Lorraine. On nous avait amené dans ce but, avec d’autres divisions, épaulées par une nombreuse artillerie, et une aviation de plus en plus puissante. Mon unité avait comme base Charmes, dans les Vosges. Des rumeurs d’un armistice, demandé par les Allemands, nous parvenaient par les secrétaires de l’état-major, mais nous n’y croyions guère, étant tellement englués dans cette ambiance de bagarre continuelle que nous n’en voyions pas la fin. Notre vie était faite de boue, de crasse, de relents de pourriture, de tabac et de vinasse. Rares étaient ceux qui n’avaient pas de poux ! Depuis 8 mois je n’avais plus vu mon pays et je crois que je ne savais plus quels visages avaient mes proches. J’étais hébété, abruti par une immense fatigue mentale et quand on se déplaçait en colonne il m’arrivait de dormir en marchant. Plus de copains, la plupart du temps sans nouvelles de l’arrière du fait que les lettres nous arrivaient quand les services d’intendance pouvaient suivre les unités de combat. N’étant d’ailleurs jamais en mesure d’écrire et ne recevant presque plus rien de personne je vivais dans une espèce d’indifférence, il me semblait que tous ces évènements tenaient de la fatalité et que tous ce qui ne se rapportait pas à notre misère ne me concernait pas. Et tout à coup, après notre arrivée à Charmes, se produit un arrêt, une pause inattendue. Dans ce coin-là, loin du front, dans cette bourgade au bord de la forêt, nous apprenons qu’un rude effort nous est réservé à bref délai. Les bruits d’armistice se confirment et on nous dit que les Boches veulent conserver leur frontière d’avant 1914, c’est-à-dire conserver l’Alsace et la Lorraine. Mais notre gouvernement répond que nous sommes prêts à les reprendre par la force et à envahir leur pays si l’armistice n’est pas signé sur le champ. Voilà pourquoi nous sommes arrivés dans ce secteur, à nous l’honneur (et le boulot !).

Le 10 novembre nous savons que si le lendemain à 11 heures les Allemands ne signent pas, nous attaquons et nous disposons d’un tel matériel que la pauvre Alsace risque d’être transformée en champ de ruines. Et le 11 à 11heures le colonel fait savoir que c’est fini, ils ont capitulé ! Alors c’est une ruée, civils et soldats fraternisent, on s’embrasse, puis ça chante, ça chahute, les bistrots sont pris d’assaut. On court à l’église, les trois cloches sonnent à toute volée, des femmes apportent à boire à ceux qui tirent les cordes ; les cloches sonneront jusqu’à minuit. Ca danse partout, même dans la rue. Les sonneurs fatigués sont remplacés par d’autres et on boit, gratuitement, et ça dure toute la nuit. Saoul comme jamais je n’ai été je rentre me coucher et dors toute la journée du 12 ! Enfin réconcilié avec la vie je me nettoie, remets de l’ordre dans mes frusques qui en ont besoin ! Nous touchons notre prêt, les lettres mandats et autres fariboles arrivent, c’est la paix, sinon la liberté.

 

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