C’est avec presque un soulagement, une
espèce de joie amère, que je retrouvai mes camarades de misère (une ligne
manque) et quelques jours après toute la division avait repris la route pour se
rendre par étapes dans les secteurs de l’Est. C’est à Gérardmer, dans la caserne
du 152e d’infanterie que nous fîmes une halte de quelques jours. Ce 152e était
célèbre, c’est lui qui arrêta l’avance des Allemands sur les sommets des Vosges
et gagna cette bataille de l’Hartmann si meurtrière pour les deux ennemis, pris
par l’un et aussitôt repris par l’autre avec de terribles pertes, un combat
acharné qui dura longtemps et pendant lequel les bataillons de chasseurs à pied
arrêtaient définitivement sur les autres sommets la ruée boche et stabilisaient
le front pour le reste du conflit. Mais que de morts ! Dans les vallées les
cimetières militaires, nombreux, attestaient la fureur des attaquants et la
courageuse ténacité de nos défenseurs. Aujourd’hui tout cela est dénaturé,
oublié et même ridiculisé par l’actuelle génération qui vit au jour le jour.
Chacun replié derrière son égoïsme ou son indifférence ; et nous qui avons été
les acteurs de cette énorme tragédie nous avons intérêt à en parler le moins
possible pour éviter les sarcasmes de ceux qui ne peuvent admettre qu’on défende
son pays au péril de sa vie ; le mot Patrie est rayé de leur vocabulaire. Mon
but, en écrivant ces souvenirs n’est pas de nous glorifier, mais seulement de
rappeler à ceux qui ont tendance à l’oublier que nous avons droit d’exiger tout
au moins qu’on nous laisse finir nos jours en paix.
De Gérardmer nous reprenons la route mais
cette fois c’est pour rejoindre le front, c’est-à-dire aller relever ceux qui
montent la garde sur les sommets. C’est l’automne et le jour anniversaire de ma
mère : le 27 septembre. Nous grimpons par cette route en lacets avec nos bardas
sur le dos, suant et soufflant sous nos charges. Nous arrivons bientôt au sommet
de cette rude côte, nous quittons la route et marchons dans la pierraille qui
roule sous nos pieds, il faut bien regarder car les obstacles sont nombreux :
sapins déchiquetés par la mitraille et surtout une grande quantité d’obus non
éclatés mais dangereux si on les choque à l’ogive. Et nous entrons dans un boyau
qui mène aux tranchées de premières lignes. Nos chefs nous recommandent de faire
le moins de bruit possible car les lignes allemandes sont très proches au
sommet. Mon chef de section est un sergent, l’abbé Lafosse, curé dans le civil ;
c’est un grand type, rouquin aux yeux pâles, autoritaire et froid, on ne l’aime
pas et lui n’aime personne non plus… La tranchée de 1ère ligne est profonde, en
bon état, les postes de guet avec leurs créneaux, séparés par les pare-éclats,
sont assez près l’un de l’autre. Il y a de solides abris, ce sont les sapes que
le génie a creusées côté français et côté allemand quand le front s’est
stabilisé. Certains de ces abris sont à 6 et même 8 mètres de profondeur, il y a
des escaliers à descendre pour parvenir à ces chambres souterraines, des châlits
superposés, avec du grillage comme sommiers permettent de s’étendre et de dormir
entre les heures de garde aux créneaux. Les hommes que nous allons remplacer
nous préviennent que ceux d’en face sont des chasseurs bavarois, pas commodes,
et nous recommandent le silence, ne pas fumer dans la tranchée et ouvrir l’œil.
Ils nous souhaitent bonne chance et s’en vont dans la vallée pour une semaine.
Nous sommes au lieudit le « Bois brûlé », à 1500 mètres d’altitude. Les
relèves se font par compagnie, il y a 8 jours de front, 8 jours de repos en bas
dans la vallée. Descendre, remonter, chargés comme des mulets !
Donc ce 27 septembre à la tombée du jour, après être descendu dans mon nouveau logis et y avoir rangé toutes mes affaires, et remontant pour aller voir dans quelle sape était logé mon meilleur copain Marcel Rouyer, natif de Gérardmer et clerc de notaire dans le « civil », je tombe sur les brancardiers de la compagnie, civière aux épaules ; dans cette civière un corps recouvert d’une toile de tente dont seuls les pieds dépassent. Je leur demande si c’est un type malade qu’ils trimballent et on répond : « non c’est un macab » « C’est un de chez nous ? ». « Sûr, c’est Demangel », et ils s’en vont en bas d’où nous venons… Demangel, Paul, né à Epinal, 19 ans, manœuvre de chantier, un peu simple d’esprit, qui avait voulu voir ceux d’en face malgré les avertissements, était monté sur le parapet. Ceux d’en face l’avaient vu aussi et avaient appuyé sur la gâchette car il faut savoir que ces Fritz avaient leurs fusils armés fixés sur des croisillons et pointés sur nos créneaux, l’œil attentif, et d’une pression de doigt envoyaient les curieux rejoindre leurs aïeux au paradis ou ailleurs, sans retour !
Pour un début dans ce secteur ça s’annonçait mal, et je laissai tomber mes recherches, je trouverais Rouyer un autre jour. Je me promis de bien veiller attentivement sur ma sécurité car dans ces endroits-là le lendemain n’était vraiment pas assuré. Ces Bavarois étaient d’ailleurs si méfiants qu’au cours de la nuit suivante au cours de mes heures de garde au créneau, il ne s’est pas passé un quart d’heure sans que de l’un ou l’autre de leurs postes de guet ne parte une fusée au magnésium qui éclairait une vaste partie du « no man’s land ». La lumière blanche et crue du magnésium ne laissant aucun coin d’ombre, tout mouvement d’approche est absolument impossible et il est à déconseiller. Il faut dire que de notre côté on ne laissait rien au hasard non plus et que grâce à leur réseau de barbelés en plus des nôtres tout mouvement d’ampleur était absolument impossible ; seuls des coups de main et des patrouilles entre les lignes se produisaient. Le commandement allemand en ordonnait surtout pour entretenir le mordant de leurs troupes en vue d’une reprise de l’offensive qui leur donnerait la victoire et la suprématie définitive en Europe. La semaine qui avait précédé notre arrivée dans ce coin du front, un de ces coups de main avait eu lieu qui n’avait eu comme résultat que la destruction de notre réseau de barbelés sur une certaine longueur, et la mort de quelques pantins restés entre les lignes et dont l’odeur de décomposition était apportée par le vent d’automne. Il fallait reconstituer le réseau détruit, travail peu intéressant qui consiste à construire des « chevaux de frise », sortes de barrières en fer autour desquelles on roule du fil de fer barbelé, barrières qu’on jette ensuite sur le réseau pour en colmater les trous. On construisit donc ces chevaux de frise et le soir suivant on les jeta sur les trous, ça faisait un vacarme infernal qui donna l’alarme et un feu du tonnerre de fusées, bombes à ailettes et « tuyaux de poêle », de mitrailleuses et tout ; c’était prévu et tout le monde dans les sapes, il n’y eut pas de perte mais notre travail était presque tout à refaire. Il fallait assurer les veillées aux postes de guet et constituer des équipes de travail, faire le moins de bruit possible en réparant les dégâts, travail long, harassant qui nous abîmait les mains tout en nous arrachant des lambeaux de capotes ou de pantalons.
Pour en terminer, comme nous manquions de barrières car le génie les montait à l’arrière et nous les amenait à dos de mulets, comme le ravitaillement dans ce secteur de montagne, nos chefs nous firent dérouler les bobines de fil barbelé ; on en faisait des paquets emmêlés qu’on lançait au hasard, toute la journée, jusqu’à épuisement du stock, et aussi de nos forces !
Cette nuit-là pas de garde au créneau pour
nous, le travail terminé sans accroc, nous avions roupillé en paix, en paix avec
nous-mêmes seulement, bien sûr !
Le matin, après avoir réchauffé le reste de jus de mon bidon sur ma boîte d’alcool solidifié, et mangé mon reste de pain avec un bout de camembert desséché au fond de sa boîte, je voulus savoir d’où venaient ces bribes de conversation et ces éclats de rire que j’avais entendus la veille et qui semblaient sortir de terre. Entre deux services de garde je descendis la tranchée et pris le boyau de sortie sur le terrain. Là, sous le couvert d’un bout de forêt intact il y avait 2 bonnes baraques assez vastes, de ces baraques démontables inventées par un nommé Adrian ; dans une, notre commandant de bataillon, ses plantons et les commandants des 17, 18 et 19e Cies, et dans l’autre une vingtaine d’hommes et leurs chefs. Renseignements pris, il s’agissait du groupe franc divisionnaire établi là en permanence. Ces gens-là ne montaient pas de garde et ne faisaient aucune corvée, c’était ce qu’on appelle aujourd’hui un « commando » ; volontaires pour les coups durs, ils laissaient souvent des leurs au cours de leurs opérations surprises, mais ramenaient toujours leurs blessés, c’était leur point d’honneur.
A part ces occupations dangereuses, pour tuer le temps (à défaut d’autre chose), ils faisaient des parties de pétanque ou chahutaient entre eux.
Le commandement allemand, après tant de mauvais coups subis, voulait probablement savoir où se tenaient ces spécialistes de la bagarre ; et par beau temps, un gros avion de reconnaissance avec de grandes croix noires sous les ailes se mit à tourner inlassablement au-dessus du secteur, jour après jour. Les hommes ne pouvaient plus sortir, ni jouer, ayant reçu l’ordre formel de se planquer et surtout de ne tirer aucun coup de feu contre lui, sous peine de punitions sévères.
Et un jour, las d’être enfermés à cause de cet engin lourd et bruyant, passant outre à toute interdiction, et leurs chefs en tête, les types sortirent une mitrailleuse légère, leurs fusils Lebel et leurs fusils-mitrailleurs et reçurent ce visiteur avec un feu nourri, tellement nourri que soudain, l’inattendu, l’impensable, l’incroyable se produisit : une flamme jaillit, suivie d’une explosion et d’une fumée noire et le gros oiseau descendit en tournoyant s’écraser bien en dessous, sur le flanc de la montagne, chez nous.
Alors ces hommes, fous de la joie de cette victoire, se mirent à hurler et - je pense que c’est leurs chefs qui donnèrent l’exemple - une Marseillaise formidable courut dans les airs, une Marseillaise comme je n’ai plus jamais entendue, et comme les lignes allemandes étaient à 5 à 600 mètres des nôtres les Fridolins avaient tout vu et entendu ! Le chef de la 1ère section, l’aspirant Bacquenois, qui passait devant notre poste de guet pour regagner sa section nous cria : « attention les gâs, qu’est-ce qu’on va déguster ! O bonne mère comme disait le brancardier Blanchard, le « méridionau » comme certains l’appelaient, mes pôvres peutits, comptez vos cotelettes que je n’aye pas trop de boulot à les ramasser ! Le fait est que tout s’est mis à ronfler, obus, bombes à ailettes, et les tuyaux de poêle dégringolaient de partout et les mitrailleuses donnaient et ça, presque toute la nuit, la montagne tremblait sous nos pieds. Tout le monde à l’abri, nous n’avons perdu personne ; mais bon Dieu, nos barbelés, misère, tout était à refaire… On refit des chevaux de frise, on répara les trous jour après jour, sous les rafales intermittentes des mitrailleuses ou des minenwerfer. Puis il se mit à neiger et le froid à s’installer. Notre temps de ligne terminé, relevés par notre 4e bataillon, il nous fallait redescendre dans la vallée, dans ces bourgs industriels de tisserands : Plainfaing, Fraize où on nous logea dans les granges des quelques gros agriculteurs de cette région ; mon copain Marcel et moi toujours ensemble, nous faisions un trou dans le foin et mettions en commun nos couvertures et toiles de tente. Je dormais facilement en ce temps-là, n’importe où, même en première ligne, entre deux tours de garde, et une fois endormi, seules les marmites tombant tout près arrivaient à me réveiller, c’était ma chance, presque la seule… A Plainfaing la vie était normale, civils, commerçants et bistrots, on avait seulement obligation de tout éteindre le soir, because l’aviation qui commençait à s’étoffer des deux côtés. Là, on nous donna nos lettres, colis et mandats, on nous paya notre prêt (2,75 F par jour de tranchées plus 1F qui allait sur notre carnet de pécule), c’était la grande bringue, ça dura 10 jours.
La neige couvrait tout et le froid devint vif, moins dix dans la vallée. La veille de notre remontée en ligne on nous donna des galoches et des chaussons, des vestes en peau de mouton retournées et des cache oreilles, tout ça à ne mettre qu’en ligne. A ajouter au barda déjà si lourd, mais là-haut ? Cette fois c’est à la tête des Faux, 1229 mètres, que nous devions monter, ascension pénible, neige gelée et poudreuse, les pieds glacés mais le dos en sueur… Et nous étions en période de lune montante, alors gare aux pieds gelés. Au sommet, la neige avait plus de 1 mètre de hauteur, tout était nivelé, à perte de vue on ne voyait que blanc sur blanc. Mais les boyaux, tranchées et postes de guet étaient déblayés par leurs occupants et accessibles ; on les remplaça et on eut la surprise de trouver des foyers au fond des sapes ! Des braseros faits avec des fûts en tôle ondulée, avec de tuyaux faits avec des boîtes de conserves qui emportaient une partie de la fumée, le reste gagnait tant bien que mal le haut des escaliers non sans nous avoir piqué les yeux et agacé les bronches. Mais l’inconvénient majeur était la compagnie des rats, réfugiés au chaud dans nos logis. Ces camarades importuns, sans vergogne, qui nous obligeaient à suspendre nos musettes aux rondins du plafond pour préserver tout ce qui se mange de leur formidable appétit, et à nous envelopper la tête dans nos toiles de tente pour pouvoir dormir ; j’ai été réveillé souvent en les sentant me courir dessus, ces amis très caressants ! Il me revient en mémoire cette nuit vraiment blanche de toute manière, à cause de ce grand idiot de Le Kocq, un Savoyard long, maigre, avec une moustache à la Hitler, noir de cheveux et de peau, avec des petits yeux de fouine sous des sourcils hirsutes. Nous étions de guet au créneau pour seulement 2 heures à cause du froid : un qui dort sur une planche ou des sacs à terre pendant une heure et l’autre qui veille, et contraire pendant la 2e heure. Je devais dormir le premier. La nuit était splendide, la lune toute ronde dans un ciel étoilé comme on n’en voit que sur les sommets parce que l’air y est pur ; à perte de vue on ne voyait que la nappe blanche et brillante de la neige, tout était nivelé, le froid vraiment sibérien, sans un souffle d’air, aucun bruit, le calme de la mort… Je m’enveloppe dans mes couvertures et m’endors… On me secoue, je me relève et demande à l’autre ce qu’il veut, et il me dit d’une voix éteinte : écoute, il a quelqu’un dans les barbelés ! « Alors tu deviens dingue » je lui dis, « où il aurait pu passer celui-là pour y arriver ? Allez fous-moi la paix sacré grand froussard », je me recouche et me rendors. Pas longtemps, il me re-secoue et me braille dans la figure « écoute donc, nom de Dieu, je te dis qu’il y a quelqu’un ! » J’écoute et n’entends rien, me recouche, et je me lève pour de bon, pour écouter et en avoir le cœur net. « Allonge-toi » je lui dis « et bouge plus » .. Au bout d’un moment à mon tour j’entends un grattement et un bruit métallique, je sors doucement et je vois, je vois un beau grand rat qui tient dans sa gueule quelque chose qu’il tire pour le dégager d’entre les tôles ondulées qui servent de toiture au poste de guet, je ne sais pas ce que c’est et je m’en fous, mais je refuserai dorénavant de prendre la garde avec un abruti de cette trempe-là. Je bourre ma pipe et je l’allume, pour la fumer doucement en attendant la relève… Alors ce grand idiot qui ne dort pas tant il a peur, commence à gueuler que je vais nous faire repérer avec ma fumée. Alors je prends mon flingue par le canon et lui dis : « tu fermes ta gueule ou je te la casse ? » Sur ce le sergent arrive avec la relève. Je vais peut-être pouvoir dormir un peu, il est 1 heure du matin, ma nuit est foutue, à cause d’un rat et d’un con ! Dix jours d’ennui, longs comme des années, dans ce paysage de cauchemar… Les Boches font du feu aussi dans leurs tanières, on voit des filets de fumée au-dessus, de place en place. Pas un bruit, sauf vers 11 heures quand les muletiers arrivent avec leurs marmites norvégiennes pleines de soupe, de morceaux de bœuf graisseux et de haricots pas assez cuits ; dans le pain il y a de la farine de maïs, il est jaune et collant. Le café est encore tiède et le pinard pas trop mauvais, ça va… et heureusement on touche le tabac ; on l’a drôlement baptisé parce qu’il est grossier. Nous l’appelons le gros cul, alors nous aussi on est grossiers ? Mais tout ce qui est militaire est grossier, même les grands chefs… C’est moche mais c’est comme ça… C’est un genre nouveau, qui sera de bon ton par la suite, comme le bleu délavé d’aujourd’hui… Autres temps, autres mœurs.
Et nous voilà de nouveau à Plainfaing,
nouvelle paye, nouvelles bringues ; et nous montons au Col du Bonhomme cette
fois, cet endroit dont j’ai de si mauvais souvenirs ; ces souvenirs les voici.
Pendant notre repos dans la vallée il y a eu une période de pluie et c’est de la boue en bas et à flanc de montagne, et plus haut un magma de neige et d’eau dans lequel on barbotte jusqu’aux chevilles, avec un vent froid et humide, dispensateur de refroidissements et d’extinction de voix. On distingue à nouveau les barbelés et c’est le vent qui fait s’entrechoquer les boîtes de conserves qu’on y a suspendues pour servir de signaux d’alarme la nuit… et qui va m’empêcher de dormir. D’ailleurs il y aura beaucoup mieux pour changer mon existence dans ce secteur : un des deux signaleurs optiques a été évacué pour maladie, en bas, et son chef, le sergent Rousseau, cherche un remplaçant. L’emploi n’est pas de tout repos car il y a deux tâches à accomplir :1°) envoyer et recevoir les messages optiques, en morse, à l’aide d’un phare portatif et des piles que l’on porte dans une sacoche en bandoulière, 2°) faire la liaison avec le haut commandement c’est-à-dire avec le général de division et son état-major, (ces gens sont en bas, à l’abri et au chaud chez l’habitant) et le commandement des troupes de 1ère ligne. Il faut donc deux hommes. Comme j’ai accompli un stage de signaleur et téléphoniste pendant l’instruction à Epinal, je suis désigné et je rejoins mon nouveau poste. Le type que j’y trouve est un breton, de mon âge, son nom est Le Corre, un bonhomme qui passe ses heures de loisir à fabriquer des bagues en aluminium ou des vases avec des douilles d’obus, quand il en trouve, gros fumeur de pipe, bon camarade mais peu causant, pour la raison que je ne comprends rien quand il bretonne et qu’il a un Français médiocre… Mais il a un défaut, l’imprudence : parce que notre poste n’est pas dans la tranchée de 1ère ligne, mais à quelques mètres seulement, il enlève ses souliers et ses bandes molletières le soir pour se délasser et dormir mieux, il se croit vraiment à l’abri de toute surprise. Je lui dis que c’est imprudent, il répond qu’il faudrait que les Fritz traversent nos barbelés, enjambent la grande tranchée sans être vus ni entendus pour arriver jusqu’à nous, ça lui paraît impossible. Je n’insiste pas… Nous nous partageons le boulot. Un soir lui porte les plis en bas et remonte les ordres pendant que je signale, le lendemain c’est le contraire. Tout va bien les 2 premiers jours, nous faisons nos appels au phare et transmettons nos messages optiques sans être gênés par nos amis verts, qui voient pourtant bien les jets de lumière intermittents produits par le phare ! Ou bien ils lisent eux-mêmes les messages, ou bien ils ne veulent pas déclencher le baroud de nuit en essayant de nous empêcher de les transmettre. Tout est calme, on s’observe l’un l’autre mais rien ne se passe. C’est le 3e jour que les choses tournent à l’aigre ; en fin d’après-midi un de nos fusils-mitrailleurs envoie une rafale, un chargeur complet de 20 cartouches, chez ceux d’en face… Ce soir-là c’est moi qui signale. Je monte au-dessus de notre « guitoune » avec mon matériel et je commence les appels, des A qui se suivent pour attirer l’attention du correspondant. Surprise, c’est une volée de balles d’une mitrailleuse qui sifflent au-dessus de moi et vont claquer dans les arbres, un tir bien dirigé mais trop haut, heureusement pour mon portrait… Tout au matin nous descendons en ligne chercher des sacs à terre pour nous construire un parapet pour nous abriter des balles, en souhaitant que l’artillerie ne s’en mêle pas. Toute la journée nous remplissons nos sacs, avec bien du mal pour trouver assez de terre, car le sol là-haut est plutôt caillouteux. Sur le soir, nouveau tir de fusil-mitrailleur, et Le Corre a eu bien du mal pour passer son message, avec cette vache de mitrailleuse boche ! Le lendemain je retourne en ligne pour savoir ce qui se passe. Je trouve Marcel à son créneau et lui raconte l’histoire, et lui demande qui tire au FM le soir et pourquoi. Il m’explique que c’est le curé qui s’amuse ; à la jumelle il aperçoit le village du « Bonhomme » et il voit passer entre deux coteaux les péquenots alsaciens et leurs vaches qui doivent aller à un abreuvoir, et c’est sur eux qu’il « fait un carton », ce brave des braves qui tire sur des civils, et par surcroît sur des Alsaciens ! Brave curé, charitable chrétien, à cause de lui nous avons bien failli entrer au paradis. La moutarde monte à mon nez et je vais le trouver dans son gourbi, et je lui crache ses vérités devant les hommes présents. Il me menace d’une punition, je lui dis que quand on descendra je demanderai le rapport du colonel, pour lui demander ce qu’il en pense. Alors le curé se dégonfle et me dit que ça suffit. Et je lui dis, oui laissez tomber, vous aurez meilleur temps ! Mais le soir même, plus de FM, plus de mitrailleuse, calme complet… Mais j’avais un ennemi de plus… et un ennemi acharné, exécrable, fanatique dans sa haine ; et cela me rappelait ce prêtre de ma ville natale qui avait frappé mon frère aîné, à une leçon de catéchisme, parce que ses camarades faisaient du bruit. Jamais plus mon frère n’est entré dans une église. Il ne croyait plus à rien, bien avant moi. Mais l’incident n’est pas clos, les gens d’en face ont repéré exactement notre emplacement grâce à nos signaux. Ce soir-là, c’était, heureusement pour moi, mon tour de descendre au courrier. A mon retour vers 2 heures du matin, arrivé en vue de notre guitoune il n’y avait pas ce rai de lumière sous la porte comme d’habitude. Nous avions fabriqué une lampe à huile avec un culot d’obus de 37, et Le Corre oubliait de l’éteindre avant de s’endormir…. Arrivé plus près je trouvai la porte ouverte, j’allumai la lampe ; les souliers et les bandes molletières étaient par terre au pied de son châlit, nos sacs et nos fusils dans leur coin, mais personne dans la baraque, j’ai cherché partout et en fin de compte j’ai compris que les Boches avaient trouvé la chicane de nos barbelés, enjambé la tranchée, et l’avaient emmené avec ses seules chaussettes aux pieds. Le commandant que j’avais réveillé dans son abri n’en revenait pas et parlait de désertion ; « non, pas Le Corre » je lui dis, « lui et moi ne sommes pas de ce bois-là ; si il avait déserté il aurait au moins mis ses souliers, non ? » « Ah il n’a pas de souliers aux pieds ? ». « Non, ils sont là avec ses molletières ! ». Alors le commandant dit et répète au moins 10 fois : « ah le pauvre mec qu’est-ce qu’il a dû en baver à pieds nus… Bon alors je le porte disparu. Demain je te trouverai un autre bonhomme… » Le Corre, l’imprudent qui enlevait ses godasses le soir, emmené à pieds nus dans ces cailloux et probablement poussé à coups de crosse, et jusqu’où et combien de temps, allait peut-être retrouver mon frère Louis au camp de Darmstadt. Ce frère blessé à Domèvre, ramassé par les Allemands en septembre 14 ! Tout ça à cause du curé Lafosse, maudit prêtre de Satan, que Dieu punisse et nous en débarrasse… amen !
Poste des signaleurs Cucuel et Le Corre
Secteur du Bois brûlé (Tête des faux)
Vosges
355e RI, 17e Cie
Un signaleur emprunté à la 18e vint me retrouver et les nuits
suivantes, pas de lumière, la porte barrée avec un tronc de sapin et fusil
chargé à portée de la main. Le bonhomme était sérieux, à 33 ans on est plus
réfléchi qu’à 20, marié 2 enfants, il tenait à sa peau… Le temps avait passé
et nous étions de nouveau dans la plaine, et le mois de février, un de ces
févriers féroces, qui couvrent les routes de glace, mois de bise qui
traverse les meilleurs vêtements, qui gelait le pain déjà assez mauvais sans
ce supplément, la farine de maïs ayant surclassé celle de froment, un pain
lourd, collant, tout nous augmentait la misère. Nos cuistots sciaient la
viande et nous allions chercher nos morceaux de vin, oui de vin, dans des
seaux en toile. L’hiver 17-18 est mémorable, et si au-dessus des Vosges il
n’y eut aucun combat, donc peu ou pas de blessés, les effectifs diminuaient
passablement à cause des pieds gelés. Beaucoup d’hommes transpirent aux
pieds quelle que soit la température et ce sont ceux-là qui furent les
victimes de ce temps-là.
Et nous arriva à ce moment l’ordre de changer de secteur – alors ce fut pour nous une série de misères, surtout en Haute-Saône, où les gens furent d’une dureté, dont je vais maintenant donner une idée, de l’égoïsme humain, et de leur comportement. C’est à ce moment-là aussi que j’ai pu apprécier la hauteur de vue, ou plutôt le manque total de clairvoyance des gens qui nous commandaient. J’avais repris ma place dans ma section et repris mon rôle de grenadier, sac et musettes au dos et l’arme à la bretelle. Les routes étaient couvertes d’un verglas qui ne cessait de s’épaissir, il tombait une pluie fine qui gelait en touchant le sol, on avançait péniblement et les chutes étaient nombreuses, et douloureuses pour les hommes lourds. Arrivés à Plombières-les-Bains on nous logea chez l’habitant ; les gens, habitués à recevoir beaucoup de monde nous reçurent gentiment, et dédoublèrent leur literie. Certains de nous dormirent sur les ressorts des sommiers et d’autres sur les matelas, sur le plancher. D’aucuns racontèrent que des dames vinrent les aider à passer une bonne nuit (ou à les en empêcher !) mais dans l’impossibilité de vérifier, car certains hommes sont aussi menteurs que les femmes, n’insistons pas …
Le lendemain, ma compagnie étant la
« compagnie d’honneur », elle devait encadrer le drapeau du régiment et
marcher en tête de la colonne, en route pour Luxeuil. Le verglas de plus en
plus épais ne facilitait pas notre avance, et nous étions éreintés quand
nous fûmes entrés en ville. C’est à ce moment que j’ai vu jusqu’où peut
aller l’imbécillité d’un homme, si galonné qu’il soit. Le colonel donna
l’ordre de faire halte, rectifier la tenue, mettre jugulaire au menton,
l’arme au pied. La musique et la clique (tambours et clairons) se mirent en
tête, le porte-drapeau déroula son emblème. Le colon, à cheval, partit en
avant pour chercher une place pour être en posture de nous faire défiler
devant lui. Le tambour-major prit sa place devant la musique et le
commandement de : « compagnie d’honneur, baïonnette au canon ! Pour défiler…
En avant…Marche ! ». La musique attaqua son pas redoublé favori : la fille
du régiment (arrangement d’un air d’une opérette bien connue). Oh mes aïeux,
quel défilé ! Avec nos croquenots à clous, l’arme sur l’épaule avec la
baïonnette, sur la glace, quel spectacle de voir tous ces pauvres types
danser chacun à son rythme, jusqu’au moment où celui qui se trouvait
derrière le porte-drapeau partit en arrière, lâchant son flingue qui frôla
de bien près les fesses du porte-drapeau… En tombant le pauvre mec bouscula
son voisin qui ramassa une mémorable bûche… Notre chef de bataillon arrêta
le massacre en criant halte… Le 2e homme tombé avait un bras cassé et gagna
les voitures en queue de colonne et fut évacué à l’arrière… Le régiment
s’arrêta à Luxeuil où il fallut attendre dans la rue qu’on ait organisé le
cantonnement. Les habitants, habitués aux soldats, nous traitèrent
gentiment, et j’entendis la mémère chez qui nous logions dire à mon pote
Marcel : « vous avez des chefs qui en ont une sacrée couche hein ! Un défilé
avec des chemins pareils ! Allez venez vers le fourneau, chauffez vos
gamelles les gosses, vous gênez pas… les gosses ! » Oui bien sûr on était
que ça ! Je la verrai toujours cette brave femme avec son « fichu » noué sur
la tête et les épaules, notre mère pour un jour !
Le lendemain, changement, il avait neigé, une bonne couche de neige qui nous permit de gagner Fougerolles, pays des cerises et du kirsch, sans peine ; le froid toujours excessif, ma compagnie fut envoyée en cantonnement dans un petit village tout proche. Chose bizarre on nous faisait tourner en rond, descendre de Plombières à Luxeuil et remonter sur Fougerolles ! Pour égarer les agents de renseignement des Fritz dont notre pays était rempli ; ça paraît surprenant ? C’est bien vrai pourtant et c’est par leurs espions qu’ils savaient que nous prendrions l’offensive le 16 avril 1917 et que nous sommes tombés sur un os, comme on dit. Cette fameuse offensive étant prévue, notre artillerie pilonnait nuit et jour les tranchées de ce secteur, tranchées abandonnées par l’ennemi qui nous attendait plus loin, fortement organisé et prêt au choc ! Et ce fut un terrible échec qui faillit nous faire perdre la guerre car le découragement des hommes amena les fameuses mutineries de juin 1917, presque une révolution ! Donc nous devions passer la nuit dans les granges de ce village. Les paysans avaient barricadé les portes et refusèrent de nous laisser entrer et nous voilà dehors dans la neige par 18 ou 20 sous zéro. Un régiment qui nous avait précédé avait fait, paraît-il des saletés aux gens, ils n’en voulaient plus… Alors, vu la température nous dûmes passer la nuit sur la place. Ces gens avaient tous des tas de bois de chauffage et de fagots autour de leurs maisons, alors on fit un grand tas au milieu de la place, on alluma, et la compagnie se mit en rond autour, et on passa la nuit assis sur nos sacs, nos couvertures sur nos épaules. Et le matin il ne restait qu’un grand tas de cendres quand on remit sac au dos. La Haute-Saône est pour moi depuis ce temps-là une région où j’aurais mieux aimé crever que d’y remettre les pieds… Ensuite, toujours clopin-clopant, la division remonte dans les Vosges, pour atterrir à Darney, où nous devons faire un stage d’exercices d’assaut avec accompagnement de chars lourds. Il y a effectivement d’énormes chars St Chamond qui creusent des ornières impressionnantes à travers le camp, font un bruit infernal et avancent à la vitesse de moins de 10 km à l’heure. Le terrain labouré et relabouré est un marécage de boue brune impossible à nettoyer, où on enfonce jusqu’aux chevilles. Et nous arrivons en mars, le temps est à l’humidité, moins froid, mais quelle boue !
Index WOËWRE SOMME CHEMIN DES DAMES
© Santerre 14-18 2004