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Georges Cucuel
355e RI, 127e Division
- Grivesnes (Somme) -

Alors se produit ce qui était prévisible. Notre alliée la Russie, que les stratèges de brasseries tenaient pour imbattable et appelaient le « rouleau compresseur russe », qui devait écrabouiller l’armée boche, avait levé les bras en octobre 17, et avait de ce fait libéré plus de cent divisions allemandes. Rentrées et reformées, et dotées à nouveau de puissant matériel, ces troupes débarrassées du front russe, se tournèrent de notre côté et commencèrent une puissante offensive dont on leur avait assuré qu’elle serait la dernière, leur donnant enfin la victoire. Culbutant les Anglais dans la Somme et déferlant sur nous, elles écrasaient tout sur leur passage et arrivaient à Château-Thierry, à moins de ...80km de Paris, mais finalement stoppées là, elles portèrent leurs efforts sur la région d’Amiens, avec la ferme intention d’arriver à la mer. C’est à cet endroit que nous fûmes envoyés à toute allure, embarqués avec rapidité, priorité absolue sur les voies, les autres trains se garant pour nous laisser le passage.

Nous débarquâmes à Moyenneville, dans l’Oise, et ce qui va suivre est l’histoire de la sanglante bataille de Grivesnes où tous les régiments de ma division eurent l’honneur d’arrêter définitivement l’ennemi, écrasant entre autres deux divisions de la Garde Impériale. Toute le 127e DI fut citée à l’ordre de l’Armée et le drapeau de mon régiment reçut la Croix de Guerre avec palme.

 

Débarqués à Moyenneville, alors que les Allemands avançaient encore, après avoir louvoyé de village en village en attendant d’être engagés dans la bataille à notre tour, nous arrivons à Septoutre dont les habitants viennent de se sauver sous les obus, leur bétail errant dans les rues, toutes maisons ouvertes et beaucoup déjà endommagées.

A la tombée de la nuit, le combat ayant cessé, nous grimpons un coteau, nos chefs nous recommandent le silence et nous arrivons sur un plateau. Il fait nuit noire et le lieutenant qui commande ma Cie, la 17e (il s’appelle Goulet dit « Neuneuil » à cause d’un tic, il cligne de l’œil quand il parle), nous annonce que nous sommes la 1ère ligne et que l’ennemi est en face, mais savoir où pour l’instant est impossible tant qu’il ne se manifestera pas.

« Faites silence et creusez-vous vite vos trous personnels, jetez la terre devant vous ». Il nomme de garde un homme à peu près tous les 20 mètres, qui veille pendant que nous terrassons ; la terre heureusement se travaille bien. Notre veilleur est le fusil-mitrailleur Caignec Joseph, grand Breton aux yeux clairs, aussi gentil garçon que brave au combat.

Le travail avance et mon trou a déjà presque un mètre quand Caignec nous dit : « arrêtez voir de faire du bruit, j’entends quelque chose là devant ». On écoute et j’entends aussi, par moment quelqu’un court, et ça s'approche. Alors le gars Caignec épaule et tire. Ça galope alors sans retenue et une voix gueule quelque chose qu’on ne comprend pas, et ça hurle sans arrêt. Il a dû blesser un Fritz et ses copains sont partis en le laissant là. Le gars Caignec veut aller le chercher, le lieutenant dit « oui  mais pas tout seul, prends un gars avec toi ». C’est Marcel qui y va ; le blessé n’est pas loin, il doit être par terre et bien sonné car on ne l’entend plus, les deux hommes reviennent un long moment plus tard. Ils ont mis debout sur ses pieds le type, ils le traînent avec bien du mal parce qu’il est sans connaissance mais vivant. Nos brancardiers l’emportent au poste de secours et nous terrassons avec acharnement parce que nous savons maintenant que les Boches savent où nous sommes …

C’est ce qu’on appelle reprendre le contact ! Et nous savons surtout qu’ici il n’y a plus de barbelés pour freiner leur avance quand ils essayeront de reprendre leur attaque, probablement au lever du jour … Alors pas de temps à perdre … Un agent de liaison arrive pour nous prévenir que le Boche après pansement et soins a été emmené au P.C. colonel : là il y a deux interprètes (un parle allemand, l’autre anglais) et il a fini par dire que nous serions attaqués à 7H. Il est blessé à la tête, une balle lui a fracassé le menton, on a eu du mal à comprendre et c’est par gestes qu’il a annoncé l’heure avant d’être évacué, ce sacré veinard ! La guerre est finie pour lui …

Le reste de la nuit se passe à préparer la réception, une corvée nous a monté des trousses de cartouches (1 trousse c’est 64 cartouches par paquets de 8). Moi j’ai mon flingue chargé avec 9 balles dans le magasin et une dans le canon, et 2 caisses de mes chères grenades citron-foug quadrillées. Ca va faire du potin tout à l’heure …

Ici j’ouvre une parenthèse pour démentir une fois de plus les écrivassiers qui ne cessent de romancer l’histoire et je leur crache la vérité avec mon mépris : 1°) non, on ne nous a jamais donné d’alcool avant quelque combat que ce soit, c’est à sang-froid qu’il fallait faire face, et non pas ivres ! et 2°) non, nous ne perdions pas de temps à remuer des souvenirs, c’était de la terre qu’il fallait remuer pour nous en faire un rempart, si précaire soit-il, et si nous pensions, c’était uniquement à notre peau à sauver ! En ce qui me concerne tout au moins, il s’agissait de casser la gueule de l’ennemi sans qu’il casse la mienne. Nous étions nerveux bien sûr (on le serait à moins !) mais c’est sur le tuyau de ma pipe que mes dents se serraient et nous avions les yeux grands ouverts, non sur le passé, mais sur le château de Grivesnes, sur le grand verger à notre gauche, qui commençaient à émerger de la brume matinale et sur l’horizon qui nous apporterait bientôt une surprise. Tout était prêt bien avant ces 7 heures fatidiques …  7 heures ½, 8 heures, 8 heures ½, toujours rien ; le lieutenant va de l’un à l’autre plié en deux, il nous dit que les Boches n’attaqueront pas à cause du blessé qu’ils ont abandonné et qui a dû nous renseigner si nous l’avons ramassé. Nous attendons. A 9 heures leur artillerie ouvre le feu, terrible, serré ; des obus de tout calibre arrivent dans un vacarme effrayant, du 77 au 150 sur nous et les plus lourds sur nos arrières en tirs d’interdiction. Ce tir empêche l’arrivée de renforts, c’est au moins du 210, on connaît ça ! En quelques minutes tout vole, les éclats, mottes de terre, cailloux ; la fumée de toutes ces explosions nous étouffe, on ne voie plus rien. Heureusement ils tirent sans précision car ils ne nous ont pas situés exactement. Nous sommes terrés au fond de nos trous en attendant qu’ils allongent leur tir et lancent leur attaque qui ne saurait tarder… Les gros vont s’écraser derrière nous à flanc de coteau et sur la route dans la vallée. La fumée de cordite, cheddite et autre dynamite prend à la gorge et irrite les yeux, et pas un souffle d’air pour emporter ça ailleurs. Et il me semble qu’il y a une éternité que ça dure… Leur tir s’allonge, passe derrière nous, alors on sait ce que ça signifie et on regarde devant nous ; sur notre gauche c’est la 18e Cie (à droite la 19), c’est ceux de gauche qui les voient arriver et qui nous gueulent : « les voilà ! ».

Et c’est la première vague en tirailleurs, les plus près de nous balancent des grenades à manches, les autres y vont de leurs FM. Deux grands mecs installent une mitrailleuse qui tire en fauchant. Ils ont une manière de progresser qui me surprend, ils courent puis se couchent, mais se relèvent ailleurs, ils roulent sur eux-mêmes avant de se relever. Nos FM, nos mitrailleurs ripostent et à moi de jouer avec mes citrons d’acier … Et les autres grenadiers de même … Nous avons des pertes mais ce n’est rien en comparaison des leurs … Et notre artillerie qui ne riposte pas, pas un seul obus ! Nous saurons plus tard pourquoi …

Nous ne voyons plus personne bouger devant nous, c’est peut-être fini ? La 2e vague arrive et ça recommence, et toujours seule leur artillerie pilonne derrière nous, rien de la nôtre… Aucun homme de leur 2e vague n’arrive jusqu’à nous, nous nous défendons comme des sauvages, il y a des tués, surtout à 1a 18e. Cette compagnie est commandée par un Corse, le capitaine Santa Maria, homme d’un courage sans limite ; il dit et répète que plus on a peur et plus on risque ! Il électrise ses hommes et c’est à celui qui en fait le plus. Presque tous ses types ont la Croix de Guerre. Notre lieutenant est plus modéré, il ménage ses hommes autant qu’il peut, notre cher « Neuneuil », et c’est tant mieux pour nous … Et voilà la 3e vague. Ces Boches sont vraiment acharnés, comme ceux de Verdun en 1916, ils veulent passer… Mais nous on ne veut pas, et la chance est avec nous cette fois : une volée de nos 75 arrive et fait une barre de fumée entre nous et eux, et c’est le déluge sur leurs lignes, on dirait que nos artilleurs veulent rattraper leur retard et ça y va ! 75 et 155 nous hurlent aux oreilles, leur fumée nous cache les assaillants, charivari infernal, incroyable. Tout vole, craque, hurle, et tout ce qui monte en l’air retombe, débris de toutes sortes, les obus font des trous énormes dans cette terre meuble. Quel labour ! Nos brancardiers ne suffisent qu’à grand peine à évacuer nos blessés car cette fois nous avons des pertes sérieuses… Mes deux caisses de grenades sont vides, je n’ai plus que mon Lebel, un coup de fusil n’est rien comparé à une grenade qui envoie ses éclats dans tous les sens. Au fusil il faut viser pour atteindre le but, dans une tornade pareille on tire au jugé devant soi. Heureusement les mitrailleurs font un autre travail et nos 75 encore mieux, et pas un Fritz n’arrive en face de moi de cette 3e vague probablement clouée au sol aussi. Le tir de leur artillerie ralentit puis cesse … est-ce tout ?

Quelques minutes et leurs obus arrivent de nouveau, ils ont rectifié et raccourci leur tir de gros calibre et c’est à notre hauteur que les 150 éclatent. Nous les reconnaissons à leur fumée épaisse, nous les appelons les gros noirs. En terre molle ils s’enfoncent profondément avant d’éclater ce qui limite les dégâts, mais les explosions sont assourdissantes et le sol tremble sous les pieds. A ce moment j’ai l’impression que je vais être déchiqueté comme ce pauvre Le Provost que je viens de voir sortir de son trou et courir comme un fou alors qu’un 150 éclatait devant lui. La peur lui avait fait perdre la tête ; pauvre vieux copain breton sans malice. Alors je me terre, tout petit, tout au fond du trou car moi aussi j’ai peur. Oui j’ai peur, comme jamais, à en crever, je suis glacé. Et moi qui ne prie plus depuis des années je pense soudain à cette médaille de la Vierge de Lourdes que la femme m’a pendue au cou à ma dernière visite. Est-ce une coïncidence ? Les Fritz rallongent le tir, je redonne un coup d’œil et remets mon flingue en position de tir… Caignec arrose de nouveau au FM … La 4e vague monte … Je vois la tête de Marcel qui vise, tire et disparaît pour recharger son flingue… Et je vois un grand Boche qui a réussi à passer et qui fonce sur nous baïonnette en avant. Je vais tirer mais il se jette à plat ventre, la fumée me gêne pour bien voir. Marcel le voit, lui, et me crie : « attention Riquet !».Le Boche arrive, il s’apprête à me sauter dessus, ma balle en pleine poitrine le stoppe net et il s’écroule. Sa tête me domine, son casque touche presque le mien, il a encore un soubresaut. C’est tout. Je tremble tout entier, mes dents claquent, mon fusil tombe. Je n’entends plus que comme dans un rêve et cela dure, dure… On ne voit plus de Boches, leurs canons diminuent leur bombardement, mais nos 75, plus rageurs que jamais, continuent à les arranger. J’ai repris mes sens, je sais de nouveau où je suis et ce que je fais là. Je vois les brancardiers qui emportent l’abbé Lafosse, le chef de la 1ère section saute dans le boyau à sa place : c’est le brave aspirant Bacquenois, celui qui a cette haine absolument implacable contre ces Allemands qui ont, en août 1914, incendié sa maison et violé sa jeune sœur dans le Nord au début de la guerre. Il nous avait raconté ces choses un jour à Plainfaing. Au-dessus des Vosges, quand il le pouvait, à la nuit il partait seul avec des grenades et allait à la recherche des postes boches en rampant sans bruit, écoutant ou reniflant leur fumée de tabac, et quand il les avait situés alors il leur balançait ses grenades et revenait dans nos lignes. Quand on entendait du bruit devant nous et un bout de la « Madelon » au sifflet, on savait que c’était lui et on l’aidait à rentrer.

La vague doit continuer à monter car je vois l’aspirant et mon Marcel côte à côte, chacun un flingue en main, qui visent, tirent, se baissent, tirent encore. L’aspirant passe son flingue vide à un gars à sa droite qui lui passe le sien approvisionné. Le gars est un petit Breton, son nom est Chevrel et on l’appelle « P’tit Louis ». Un pauvre bonhomme sans famille, jamais ni lettre ni un sou, qui lave les chemises et les chaussettes des autres pour pouvoir se payer un bidon de « remboursable » à 18 sous le litre… Et l’aspirant vise à nouveau et le flingue lui échappe, il est plaqué contre la paroi à terre, Marcel se précipite et soutient le blessé qui a reçu une balle en plein front et qui a le crâne ouvert. Je saute à côté d’eux pour aider à déposer notre chef le plus doucement possible, la cervelle pend en dehors du casque, il ouvre la bouche comme pour dire quelque chose qui ne sort pas et a un violent spasme. Notre valeureux chef est mort. Un chef ? Un camarade de combat qui n’a jamais élevé la voix, jamais puni, et quand nous n’arrivions pas assez vite à exécuter un ordre il nous disait simplement : « allons pressons les gars, pressons » …

Caignec arrose toujours devant nous avec son FM 1915, calme comme toujours mais pâle, plus pâle que je ne l’ai jamais vu… Je ressaute à ma place par-dessus le grand type qui est au bord de mon minable rempart ; je n’ai plus que mon fusil, quelques cartouches et ce macchabée comme protection. Et ça craque, tout ronfle devant et derrière, ça tourne presque à la normale puisque depuis 9 heures c’est le même raffut. Nos canons crachent et nos mitrailleuses en jouent sans arrêt. Les brancardiers emportent notre chef dans un tourbillon, puis notre copain Kervadec, encore un Breton (ma compagnie, sauf Marcel, Julot et moi, ne comprend que des gens de Plougastel ou de Ploermel). Des sacrés combattants ces Bretons, et d’un calme !

Il me semble que le jour baisse et on ne voit plus personne bouger sur le terrain, je n’ai pas de montre, on ne voit pas le ciel avec ce brouillard de fumée qui rampe, traîne et empoisonne l’air… Combien d’heures ont passé depuis cette ruée ? Combien il y aura de types après cette bagarre ? Ça ronfle moins, beaucoup moins sur nous, mais nos artilleurs veulent fermer la gueule aux autres car ça ne ralentit pas. C’est surtout les 75 qui m’impressionnent car à tir tendu ils passent assez bas et j’arrive à démêler leurs sifflements du reste du tapage ; on pourrait traduire par le mot : gip ! Le passage de chacun suivi à 1 millionième de seconde de son explosion et ça pète sec, croyez-moi … Et ça vole, les briques… Ça ralentit, les mitrailleuses crachent par courtes rafales, les servants ne voient plus rien bouger peut-être…

Le jour a baissé sans qu’on s’en aperçoive. Les Fritz ne tirent plus que quelques obus isolés puis plus rien, alors les nôtres arrêtent à leur tour. On ne voit qu’à quelques mètres, il fait presque nuit, alors nous entendons un autre concert, lugubre. Des voix qui appellent, des plaintes, des blessés sûrement et ce ne sont pas des nôtres, ça vient du côté du parc du château et de plus loin. Ce mort au-dessus de moi va me tenir compagnie ? Je sors et monte sur le terrain, je le traîne par les pieds par secousses avec une peine incroyable tant il est lourd et long. Quel débarras quand il est enfin dans un trou d’obus, je reviens à mon coin. On appelle dans l’ombre à mi-voix : « eh la 17 ? ». « Ici » je réponds. Le gars vient nous dire qu’on aille vers le poste de secours avec des toiles de tente chercher des munitions, des grenades et des chargeurs de FM surtout. Nous trouvons là notre lieutenant et la liaison, et nous avons ordre de manger nos vivres de réserve car les roulantes n’ont pu arriver à cause de l’artillerie. On n’a pas faim mais soif, et on n’aura rien avant le lendemain soir, ni liquide ni solide. En plus il se met à tomber une pluie fine. Surtout pas fumer et ne rien allumer. Je défais mes couvertures pour me mettre sur le dos, je ne serai de veille que vers minuit. Quand j’ai mes grenades, je m’assois sur mon sac au fond de ma fosse, ma toile de tente couvrant tête et genoux, je m’endors, épuisé, comme une masse ; ma chance à moi c’est de dormir n’importe où, quand c’est l’heure, rien ne peut m’en empêcher, dormir, oublier tout, oui tout.

C’est mon tour de veille, il ne pleut pas mais tout est humide et gluant, et la nuit est noire. On entend moins de plaintes, c’est dire que les plaignants ont cessé de vivre ? Mes voisins terrassent, pour rejeter  dehors tout ce qui a dégringolé dans leurs trous. Après ma garde j’en ferai autant. On marche et ça chuchote derrière nous, et des hommes cherchent où se caser ; ce sont des gars du 4e bataillon en renfort pour nous remplacer nos pertes, ils descendent dans les trous où il n’y a personne. En un instant tout est rentré dans l’ordre ; on nous fait savoir qu’il faut chercher des munitions avant le lever du jour et qu’il faut creuser entre nos trous pour les faire communiquer sans en sortir. Demain nous serons dans une espèce de tranchée étroite où nous pourrons mieux circuler.

Ma garde terminée je prends ma toile pour aller aux munitions. J’arrive vers le poste du commandant de compagnie, il est sur le terrain qui discute avec notre nouveau chef de section, un adjudant prêté par le 4e bataillon. Le jour va se lever, on distingue vaguement les choses dans la brume, le lieutenant me voit et me dit d’aller chercher mon barda et de le rejoindre dans son gourbi où je le retrouve en compagnie du clairon Girardin et d’un jeune que je ne connais pas. Je suis, à partir de ce moment-là, agent de liaison en remplacement d’un agent tué la veille au cours de la séance mémorable qui va se renouveler peut-être sous bien peu. Le clairon Girardin, un gars qui devait être libéré après ses 3 ans de service au moment de la mobilisation de 14, et qui a pris part à toute la campagne, d’abord au 155e et après une blessure ayant passé à notre dépôt à Saint Brieuc, a été envoyé en renfort au 355e. Citoyen de Haute Marne, ce qui explique ses drôles d’expressions, très débrouillard et excellent camarade comme j’ai pu en juger, car si je peux aujourd’hui parler et écrire c’est qu’à Grivesnes il m’a sauvé la vie deux fois. La première fois au péril de la sienne ; et voici le jour qui se lève ; dans le récit de cette abominable journée qui commence on trouvera quand et comment cela s’est produit.

 

Ce genre de bout de tranchée creusé pour le lieutenant et pour les agents de liaison, par ces derniers et l’ordonnance, était donc occupé par cinq hommes et en arrière de quelques mètres de la 1ère ligne, car il fallait que notre chef puisse voir depuis là ce qui se passait sur tout le front de notre compagnie. Ce matin-là donc je n’aurai pas de citrons à faire déguster à nos copains d’en face, mon boulot sera de porter les ordres ou les renseignements de notre chef à celui auquel il les destine. Pour cela, quand ce sera mon tour, il faudra bondir sur le terrain sous le feu, à toute vitesse et dans la bonne direction. C’est pour la raison de rapidité que la liaison était toujours faite par les jeunes, les plus légers. La graisse ne m’a jamais empêché de foncer, je représentais 52 kilos de muscles et d’os à ce moment-là, et l’entraînement ne nous avait pas manqué. Installé dans ce nouveau machin, assis sur mon sac, la pipe pour tenir lieu de casse-croûte car on n’avait rien à se mettre sous la dent, les godasses boueuses comme d’ailleurs tout le reste, on n’eut pas longtemps à attendre les évènements. Brusquement, serré autant que la veille, l’arrosage commence devant autant que derrière nous, et immédiatement les nôtres répondent avec furie et c’est le remue-ménage, et ça hurle, ça souffle et ça empoisonne. Nous dans notre grand trou nous ne voyons rien. Le lieutenant, ses jumelles en main, se lève, observe de tous côtés, puis se baisse et se relève pour voir ailleurs ; des 5 occupants c’est lui le plus exposé et j’admire son calme, ça siffle autour de lui, il n’entend pas, ne s’en occupe pas. Puis il s’abaisse, tire son carnet d’une poche et un crayon, écrit quelques mots et arrache la page. Il donne à Girardin et dit : « vite, au commandant vite ! ». Girardin saute dehors et se jette dans le bazar en zigzaguant. Le commandant, c’est derrière nous, à flanc de coteau ; s’il passe le barrage et arrive au point mort, notre copain pourra porter son pli. Au PC du commandant il y a deux motocyclistes pour joindre le PC colonel ou l’artillerie. Nous allons bientôt savoir ce que notre lieutenant a vu… Girardin a passé et repassé, le voilà en trombe qui se jette parmi nous et il souffle, respire vite un bon moment et nous regarde en riant, une fois encore il a réussi… Le ruban de sa Croix de Guerre recevra encore une étoile de plus si on sort de ce coin là sur nos pattes.

Et voilà la toiture entière du château qui vole littéralement en miettes et le feu est dans le bâtiment, et nos obus semblent vouloir raser ce malheureux château. Le lieutenant avait vu une mitrailleuse à une fenêtre à l’étage et ses tireurs en plein travail, voilà ce que le commandant avait transmis à l’artillerie. Pauvre petit château.

Je ne peux dire combien de vagues d’assaut sont venues échouer sur notre ligne de résistance et se faire écraser sous nos obus, la journée s’est passée pour moi à fumer pipe sur pipe, sans manger ni boire, en attendant l’ordre de sortir pour faire la liaison car c’était mon tour… Nos positions n’ayant pas bougé d’un pas, la nuit vint avec son calme relatif. Un de nos brancardiers a été tué ce jour-là dans une navette entre les lignes et le poste de secours. Comme je n’avais rien fait de la journée, je me portai volontaire pour la corvée de soupe avec 4 de mes copains dont Marcel, pour notre ½ section. Voilà un truc assez dangereux, la nuit, dans une région inconnue, la corvée de soupe. Il faut aller la chercher à l’arrière, à un endroit où les cuisines roulantes peuvent venir sur route et où elles peuvent s’abriter du bombardement de la grosse artillerie, dans un vallon ou derrière un monticule quelconque, sous la conduite de l’adjudant, qui a étudié son plan de secteur pendant la journée. Il sait, lui, où il y a un pont, une ligne de chemin de fer, un ruisseau et autres accidents de terrain. Il faut se munir de tous les bidons des copains, pour le vin et le café, des bouteillons pour la soupe et la viande, musette pour les casse-croûtes et un fil de fer pour faire un collier de boules de pain, une boule pour 2 hommes. Nous ne prenons sur nous que le masque à gaz car qui sait ce qui peut se décider chez ces salauds qui doivent crever de rage devant cette subite résistance…

Sans bruit nous franchissons ce terrain qui n’est plus qu’une série de trous, et descendons dans le ????? ; la route a rudement souffert des gros obus de destruction. Au jugé j’estime que nous avons parcouru environ 4 km en silence quand nous arrivons devant une carrière creusée à flanc de coteau ; des roulantes sont là avec les cuistots et leurs caporaux d’ordinaire. Il faut annoncer notre appartenance, quelle compagnie, de quel régiment. Je m’avance vers le cabot et lui lance :  « 17e, 2e section, 2e demi, 18 hommes ». « Sacré blagueur, vous avez eu des pertes aujourd’hui non ? » qu’il me répond… « On a eu des renforts, tu devrais le savoir », je lui répète « 18 hommes, allez, grouille sacré planqué, qu’on se tire, et ferme-la ! ». L’adjudant a entendu et il rigole parce que j’ai dit sacré planqué. En effet, les cuisiniers sont toujours loin derrière pour faire leur boulot tranquilles, chercher l’eau, le bois, éplucher les patates et tout. Alors ces gars-là ne viennent qu’à moitié chemin et sitôt terminée la distribution, il faut les voir retourner les chevaux et hop, en moins de deux on ne les entend plus ! Et nous revoilà sur la route à se tordre les pattes quand il y a un trou. Sur la route les trous sont peu profonds, les obus n’entrent pas, mais les cailloux nous roulent sous les pieds. Plus long que l’aller est le retour, car on est chargé de toute la boustifaille et il ne s’agit pas de tomber parce qu’alors adieu soupe et viande ! Quand on arrive, dans le noir la distribution n’est pas facile, et pas faire de bruit, mais chacun y met du sien. Le jus est encore presque chaud, la soupe mangeable. J’ai estampé le cabot d’ordinaire. Tout : pain, vin, casse-croûte, on partage à l’amiable. Marcel vient vers moi et me balance :  « alors Riquet, toujours aussi canaille ? Tu devrais aller à la soupe tous les coups, alors on manquerait plus de rien . » Je regagne mon coin, bien restauré, et cette phrase me trotte par la tête, et par la suite on verra qu’elle n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd : « tu devrais y aller à tous les coups… ». Oui, j’irai le plus souvent possible, pour moi d’abord puisque charité bien ordonnée commence par soi-même, mais pour les copains aussi car une idée vient de m’accrocher, une idée à mettre au point.

Il y a de nouveau un concert de plaintes en face. Ces salauds n’ont pas le courage de venir ramasser leurs blessés, ou alors ils sont tellement occupés à préparer le lendemain ? Quel lendemain vont-ils nous offrir ? Ereinté par notre promenade je m’endors, c’est l’heure pour les enfants de mon âge, à bientôt…

Mon sommeil n’est pas long car loin derrière nous un formidable coup ébranle l’air. Ça c’est pas une arrivée, dit Girardin, c’est un départ, écoutez ! En effet au-dessus de nous on entend passer quelque chose, on dirait qu’on frotte une tôle avec une brosse et ça disparaît. Mais après un temps, en face, loin, se produit une longue explosion, ça semble énorme malgré la distance. Oui, nous dit le lieutenant, ça c’est l’A.L.G.P. Je connais, il y a une pièce de 400 sur chemin de fer derrière nous et un pont à démolir en face, probable ! Et jusqu’au jour, environ toutes les 20 minutes, le même fracas nous tient en haleine. Si on a amené ça ici de notre chef c’est que l’aviation a repéré quelque chose qui mérite d’être bazardé. Ces coups de canon-là ça coûte cher, alors c’est jamais pour des bricoles vous pensez … Le jour se lève, la grosse machine s’arrête de tirer…

 

Et puis voilà le bazar qui recommence sur nous et sur eux et vas-y donc, c’est pas ton père, comme dit une chanson, une vieille rengaine d’avant 14 ! On ne s’en sortira donc pas de ce machin-là. Le lieutenant est debout comme hier, ses jumelles tournent avec lui. Ca siffle, souffle, craque et roule, et on suffoque de nouveau, on va crever asphyxiés.

Je vois arriver derrière nous un type qui saute d’un trou à l’autre et qui arrive sur nous en trombe, il a un paquet dans la main. Il le jette contre notre chef en criant :  « capitaine Santa 18e ! » et il repart à fond de train, et disparaît dans la fumée. Le lieutenant se baisse, ramasse le paquet et dit :  « merde, c’est pas ici, c’est pour Santa Maria ! C’est à qui de marcher ? ». « C’est à moi » je réponds, et je prends le paquet. « La 18 c’est là-haut, sur la bosse à gauche, tu jettes ça au premier type et tu reviens ici. » Je vais sauter dehors, Girardin se dresse devant moi en criant : « non pas toi, tu n’as pas l’habitude, donne-moi ça ! ». « C’est à moi de marcher » je lui dis. « Donne ça, nom de Dieu ! Tu vas te faire buter ! », et il m’arrache le paquet, saute dehors et se perd dans la tornade. Je regarde le lieutenant qui pense Dieu sait quoi. Il cligne de l’œil en me disant :  « c’est un bon gars et il n’a pas d’enfant, c’est pas la première fois qu’il fait ça alors laisse aller. » Je me lève pour regarder du côté de cette bosse, pas moyen de voir. Si, entre deux nuages noirs je le vois qui fonce par ici et qui tombe allongé à plat ventre et ne bouge plus. Voilà, je n’aurais pas dû le laisser aller, il est mort à ma place je ne peux quitter l’endroit des yeux… Et hop, voilà le gars qui se lève et en deux bonds il est entre nous, haletant, soufflant, puis il rit, mais il rit, je ne sais pas quoi lui dire. Et lui me dit : « pauvre gars Riquet, toi tu y avais droit, moi pas. Y a longtemps que je fais ça, tu comprends… Voilà : quand ça siffle autour tu te laisses tomber, tu fais le mort alors ils visent autre chose et si t’es pas mouché, hop ! tu leur files sous le nez ; ils le font eux, on n’est pas plus cons qu’eux… Allez fais pas une gueule pareille mon gars, t’en verras bien de l’autre ». C’est tout simple pour lui, si simple de sauver la peau à un pauvre gosse… parce qu’on en a pas ! Peut-être que je pourrais aussi faire quelque chose pour lui… si on s’en tire… Un détail me revient tout d’un coup : pendant qu’il était à plat ventre tout à l’heure j’ai vu quelque chose sortir du dos de sa capote qui faisait une petite bosse, comme un peu de fumée.  « Tourne-toi voir » je lui dis. A hauteur des épaules il y a deux coupures dans le drap, nettes comme des coups de lames : 2 balles ont passé par  là et cette petite fumée c’était de la boue sèche qui avait giclé en poussière. « T’as eu chaud mon gars alors ne recommence pas. » « Oh laisse tomber dis, c’est rien de ça, on va peut-être voir pire, tant qu’on sera ici ! ».

On finirait par ne plus entendre et ne plus faire attention si par moment ça ne tombait pas tout près en nous envoyant des tas de saloperies, on se fait tout petit, la tête rentrée dans les épaules. On fume des pipes et des pipes. Nos gars ont dû tenir le coup devant nous, ou alors c’est les verts de gris qui se calment ? Depuis notre coin, on ne voit personne sur le terrain, on n’entend plus de mitraillage, seule l’artillerie continue son labour. On ne lève pas la tête, on attend… Le soir revient, tout se calme lentement. Encore un obus par-ci par-là et le concert de plaintes recommence, loin sur notre droite. Là, c’est le 172e qui nous fait suite et ce doit être eux qui ont supporté le choc de la journée. Ils ont tenu le coup aussi puisque personne n’est venu nous signaler aucun changement.

Là nuit est là, des hommes circulent autour de nous, ils vont sûrement aux munitions et en bas à la soupe. Deux types viennent prendre nos bidons. Marcel n’en est pas mais il y a Caignec, je le reconnais à sa manière de parler ; quand ils apporteront le bazar je leur demanderai des nouvelles. Allez en voilà marre, je m’assois sur mon barda et je dors. Il y a une sale odeur qui vient d’en face par moment, je sais quoi… Je suis content de m’endormir pour ne plus rien sentir ! Combien de temps j’ai dormi, je ne sais, voilà le jus et le pinard, soupe, pain et casse-croûte du matin, pâté en boîte ou camembert, pas de quoi faire une indigestion. « Alors, les gars, ça tient là devant ? Marcel est toujours là ? ». « Marcel est depuis hier caporal ; y a des tués : Pernellan, Peltier, Barot, des évacués blessés, des types que tu ne connais pas, du 4e bâton. Allez salut, t’en fais pas, on les aura… les pieds nickelés ! » Plaisanter, là, dans des conditions pareilles ! Eh oui, n’en déplaise à personne, couverts de boue sèche qui fait de nos fringues des carapaces, pas lavés ni rasés, après des heures passées dans un barouf infernal, c’est passé ? Alors on se regarde l’un l’autre, c’est vrai qu’on est encore là ? Pas beaux à voir bien sûr mais toujours là. On bouffe, on se tape un bon quart de rouge, on bourre une pipe qu’on allume à la mèche de son briquet en se cachant sous la toile de tente. C’est mon tour de veille et c’est bientôt le matin, on n’entend plus que rarement des plaintes, loin à droite, mais cette odeur par moment, avec le vent léger de la nuit… Ça va encore durer longtemps ce truc-là ? Le lieutenant dort, pas jeune notre chef, plus de 40 ans sûrement ; ça fait un bon bout de temps qu’il est à la 17… Bon type, tranquille en toutes circonstances, brave sans esbroufe, on l’aime bien et il nous le rend bien.

Le 4e jour se lève, net, sans brume, on voit le soleil monter là-bas à droite du château, ou plutôt ce qu’il en reste. Personne ne bouge, aucun tir, rien. Si, il y a du nouveau, des saucisses sont en l’air là-bas à l’horizon, bien espacées. Les observateurs qui les occupent doivent nous voir à la jumelle, et repérer nos positions à 10 cm près. Il y a 6 de ces ballons captifs, gare à nous par la suite quand ils auront donné leurs rapports.

Derrière nous un ronflement de moteur, un avion de chasse arrive en rase-mottes, passe au-dessus de nous, prend de la hauteur, et fonce tout droit sur la 1ère saucisse, envoie une rafale de mitrailleuse. Un jet de fumée noire, une longue flamme jaune qui monte, et la saucisse flambe et descend. L’avion revient sur nous et disparaît sur nos arrières. C’est une feinte, il revient un peu sur notre droite et fonce sur la 2e, et la détruit comme l’autre, et revient. On n’entend plus rien pendant un assez long moment. Et nouveau ronflement, nouvel avion qui fonce à nouveau mais un chasseur boche vient à sa rencontre, on les voit monter tous les deux en tournant et on entend les rafales de l’un et de l’autre. Un des deux descend comme une feuille. C’est le nôtre. Le Boche continue sur sa lancée et arrive droit sur nous. Notre DCA l’asperge d’obus de 75 et l’encadre tellement bien que tout un côté est arraché et qu’il descend dans un ronflement et explose au sol. Ainsi, dans ce beau ciel bleu, en moins d’une heure, deux hommes, deux chevaliers des temps modernes, animés d’un même patriotisme, sont morts pour une cause qui leur semblait juste. Maudits soient ceux qui jettent les hommes l’un contre l’autre, pour satisfaire leur soif de puissance ou leur orgueil… Les autres saucisses ont été rappelées au sol par prudence et plus rien ne se passe à notre proximité. Il me semble par moments entendre un avion qui doit être très haut, puis plus rien… Quelques coups de canon, loin à droite. On s’ennuierait presque…

On fume, on se regarde, on attend on ne sait pas quoi… Le soleil baisse et voilà des homes qui montent le coteau derrière nous, ils sont 4, dont un capitaine. Notre lieutenant leur fait signe et ils viennent vers nous et s’assoient par terre. Ce sont nos observateurs d’artillerie ; l’aviation a repéré, dans le village en dessous de Grivesnes, des convois de camions et d’hommes, un mouvement considérable dans ce village qui s’appelle Malpart. « On vient voir exactement où est votre ligne, nos batteries sont à Coulemelle, nous on est dans le clocher, on voit bien le château devant vous et on a vu les attaques. Alors on vous prévient que cette nuit nous détruirons Malpart entièrement, avec tout ce qui est dedans. A partir de 7 heures ce soir, comme tout va passer au-dessus de vous, planquez-vous bien au fond de vos trous, et tant que ça pètera ne bougez pas. Alors à 7 heures pile, compris ? Salut les mecs, à tout à l’heure. » Le lieutenant dit : « Cucuel, va prévenir la 1ère ligne et dis-leur de se tenir peinards, et que la corvée de soupe reste au poste de secours jusqu’à la fin de la séance. On mangera après si on peut. Dis-leur de se planquer et pas bouger quoi qu’il arrive. »

A 7 heures ça commence, inutile d’essayer de raconter des trucs pareils, aucun mot n’est assez… Rien, il faut voir ça pour le croire ; seulement que le patelin a brûlé toute la nuit et que malgré le fracas de nos canons, légers et lourds, on entendait des explosions sourdes accompagnées chacune de colonnes de feu. Quelques obus boches en retour sur nous, pas de perte. Ils devaient avoir assez à faire autrement…

On a mangé sur le matin, puis les hommes de corvée sont retournés dans leurs trous en espérant peut-être roupiller un moment.

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Poste des agents de liaison du 355e RI, 17e Cie à Grivesnes.
En première ligne au Bois Carré.

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Lisière du Bois Carré après l'écrasement de la Garde Impériale.
355e RI, 17e Cie, 2e section.

Rien ne s’est passé le lendemain devant nous, mais sur notre droite ça a dû barder drôlement. Toute la journée, barrages sur barrages ; la droite a tenu le coup, comme nous les jours précédents et nous avons été sûrs à ce moment que la 127e DI avait arrêté la grande offensive de printemps de sa majesté Guillaume 2e du nom. Par la suite, quand nous avons su que nous avions écrasé deux divisions de la garde impériale et que toute la 127e était citée à l’ordre de l’armée, cela nous a récompensé de nos peines, mais nos morts n’en ont jamais rien su ...

Ce matin-là nous amena une surprise de taille, un événement plus jamais vu jusqu’à la fin de cette lutte de sauvages que fut la 1ère guerre mondiale ; dans aucun lieu où j’ai combattu ne s’est produit un semblable quiproquo.
 

Il faisait beau, le soleil haut indiquait 9 heures, pas un coup de feu, pas un obus dans notre secteur ; sur notre droite, loin, le même roulement des artilleries, comme hier. Je vois Caignec debout sur le terrain, il nous crie quelque chose ; Girardin sort et court vers lui et revient au pas, tranquillement, et dit au lieutenant :  « c’est vous qu’on demande là-bas. Il y a un Boche debout qui agite son fusil au bout duquel flotte un chiffon blanc. » Caignec a crié halte ! En allemand, c’est le même mot qui ordonne de s’arrêter ; le lieutenant va vers lui, revolver au poing. Alors un officier allemand vient, s’arrête, salue notre chef. En assez bon français, il demande qu’on accorde 2 heures à leurs brancardiers pour ramasser leurs blessés et leurs morts. Notre chef lui ordonne de rester où il est et revient me donner ordre de chercher le commandant. Le PC commandant est derrière nous, à flanc de coteau. Le commandant me suit, va vers les 2 fridolins qui le saluent, au garde à vous. Ça discute rapidement, le chef allemand salue et se retire avec son porte-chiffon. Notre chef de bataillon dit au lieutenant qu’il a donné aux Allemands de 2H à 4H pour faire leur boulot de croque-morts, mais défense de s’approcher de nous plus qu’où il leur a parlé. A l’heure pile leurs bonshommes arrivent avec de brancards et commencent le ramassage. Tout se passe bien pendant un moment, ça circule sur le plateau, ça fait beaucoup de monde à mon avis.

Et l’imprévu, cette erreur regrettable, due sans doute à l’oubli de notre commandant de prévenir nos artilleurs de cet accord passé avec l’ennemi… Nos 75, plus brutalement que jamais, balaient le terrain, plus rageurs que les jours passés. On ne voit pas ce qui se passe, la séance dure, ça tombe serré à tel point que j’ai une espèce de honte en pensant à ces brancardiers qui eux-mêmes vont augmenter le nombre des cadavres qu’ils venaient ramasser. Depuis leur clocher observatoire, nos canonniers ont dû voir ce mouvement de foule devant nous, et supposer une attaque, et, pensant nous en préserver, nettoient le secteur. Je pense à la colère de cet officier qui juge ce qui arrive comme une traîtrise, alors qu’il ne s’agit que de la légèreté insouciante des Français.

Maintenant c’est sur nous qu’ils vont réagir, alors attention à nos abatis, voilà, ça commence, devant, dessus, derrière et les nôtres continuent. La nuit va peut-être arrêter ça ? Pas du tout … La corvée de soupe a-t-elle pu passer ? On n’est pas venu prendre nos bidons. Ça s’arrête on dirait … Quelques minutes et voilà une nouvelle volée et un nouvel arrêt plus long… Et ensuite c’est une tactique : un coup ici, un là, pour surprendre, pour empêcher le repos et ça jusqu’au matin. Le jour va se lever. La soupe arrive entre 2 craquements, tout est froid et il n’y a pas de jus ni de vin pour nous cinq. C’est ça les risques du métier ; bon, on fumera un peu plus. Le ciel est couvert, aurons-nous de la flotte aujourd’hui ? Un agent de liaison vient d’annoncer que nous ne serons pas relevés par un autre bataillon, le régiment a eu de telles pertes que tout ce qui reste est en 1ère ligne. En effet les types qui nous ont apportés la soupe sont des inconnus pour nous. Il faudra donc attendre la relève de toute la division pour sortir de ce coin.

Et la pluie commence. On s’organise comme on peut avec nos toiles de tente.

 

Et on attend plusieurs jours un événement quelconque. Les Allemands qui sont en face ne sont plus les mêmes, et rien ne bouge plus. On entend comme des coups de masse, ça se passe à l’autre bout du parc. Sales, crottés jusqu’aux genoux, éreintés, on ne parle pas, on fume, on casse la croûte tant qu’on a à manger. Ceux d’en face installent des barbelés ! C’est ça qu’on attendait. Stoppés ici, ils vont essayer dans un autre coin, et nous, ma foi, on sait pas.

 

Ça fait 16 jours qu’on est là. Le temps passe, lentement quand ça va mal, et si vite quand on est bien.

Dans l’après-midi un agent de liaison emmène notre lieutenant au PC commandant. Quand il revient vers nous il nous annonce une sacrée nouvelle : la relève est pour demain … mais à une condition : c’est un bataillon du 325e qui vient se mettre en position d’attaque à notre hauteur. C’est une attaque surprise. Si elle réussit nous devenons l’arrière, et nous sommes libres, le 325e nous remplace. (…).

 

Le 17e jour un bataillon du 325e de ligne doit monter nous rejoindre et ces hommes arrivent vers midi, leur commandant en tête, et se placent en tirailleurs à quelques pas devant nous. Le commandant regarde sa montre, regarde à sa droite et à sa gauche si les hommes sont prêts, puis il se lève brusquement et fait signe avec sa canne et crie « en avant ! ». Ses hommes foncent, baïonnette au canon. Tout va bien, une centaine de mètres sont franchis. Nous suivons la progression des yeux, le lieutenant avec ses jumelles est debout sur le terrain.

Mais l’accroc se produit, les Boches ont vu. Je vois le commandant porter la main à sa tête et il s’écroule. Et les obus arrivent, des hommes sont fauchés et c’est la panique, nos attaquants refluent sur nous, certains lâchent leurs fusils pour courir plus vite et se sauvent derrière nous. Notre lieutenant dégaine son revolver et court pour les arrêter, en plein barrage, il crie « ne reculez pas, venez ici ! Le premier qui se sauve je … » Un obus éclate entre ses pieds, il disparaît dans la fumée. Je l’entends qui crie : « à moi la 17 ! A moi ! » Girardin prend une toile de tente et saute sur le terrain, je le suis, Caignec lâche son FM. Marcel a vu aussi et nous voilà tous les 4 sur le terrain, une rafale arrive droit où nous sommes. Girardin gueule :  « couchez-vous, nom de Dieu ! ». La fumée nous aveugle et Girardin me crie : « roule-toi à gauche Riquet . ». Je me roule à gauche et un 150 éclate à l’endroit que je viens de quitter. Je suis secoué terriblement et je sens une douleur violente au creux des côtes et j’étouffe ; ça dure une seconde, cette fois tu as ton compte, je pense. Girardin gueule :  « alors on y va ? ». Je me lève malgré ma douleur et bondis vers les 3 autres, on traîne notre chef dans la toile chacun par un coin, en rampant ; chaque secousse le fait hurler. Comment sommes-nous arrivés à ce point mort où est le poste de secours avec notre malheureux chef sans connaissance dans cette toile pleine de sang, je ne saurai jamais. Le poste de secours creusé à flanc de coteau est plein de blessés. Les uns déjà pansés, d’autres aux mains du major et de ses infirmiers. Notre chef a laissé une jambe là-haut, arrachée à mi-mollet et c’est pas beau à voir. Il s’agit maintenant de regagner notre trou, les rafales n’ont pas ralenti, au-dessus c’est toujours le même raffut ! Sautant de trou en trou nous nous retrouvons à nos postes. Notre adjudant de la 2e section a pris le commandement de ce qui reste de la 17e Cie, la nôtre. Les hommes du 325e, les survivants de cette attaque manquée, ont pris place dans notre ligne et ont aidé nos copains à stopper la contre-attaque boche. Mais leur commandant est là-bas sur le terrain, pauvre corps peut-être déchiqueté par nos obus !
 

Et voilà le 17e jour qui se termine sur un échec, on n’est pas gai, on n’a rien à bouffer ni à boire. Nos brancardiers s’affairent avant la nuit. Plus tard des hommes montent vers nous, c’est un renfort du 325. C’est la relève … Est-ce possible… Je suis encore vivant, ce choc à la poitrine c’était quoi ? Je passe la main dans ma veste, je tâte l’endroit douloureux sous la chemise, pas de liquide donc pas de sang, donc pas de blessure, ça fait mal et c’est tout. Quel soulagement ! L’adjudant nous rassemble du mieux qu’il peut, on s’interpelle dans la nuit sans trop de bruit. Allez la 17, par ici et dans le noir on descend dans le vallon. sur la route défoncée par ces 15 jours de bombardement d’artillerie lourde.

Et on marche, on marche, l’adjudant en tête. On s’arrête à un croisement de routes, il regarde à l’aide d’une lampe de poche sa carte… C’est par là… Et on repart… On fait une pause car il y a au moins 2 heures qu’on va. Et ça repart, je ne sens pas la fatigue, on est hors de portée.

Au petit jour on s’arrête dans un village, c’est Hardivillers ; on nous accueille à bras ouverts, parce que nous avons évité à ces gens-là l’abandon de leurs maisons et de leurs biens en arrêtant l’envahisseur. Entré dans une vaste grange, je commence par dérouler les bandes molletières, je m’enfile dans le foin et m’endors immédiatement.

« Alors quoi il roupille encore ? L’est pt’ête ben mort ! » C’est Girardin qui a dit ça en rigolant avec son drôle d’accent. Je me réveille, mon pote Marcel me dit : « tu sais combien ça fait que tu dors ? 26 heures mon vieux, et sans rien bouffer ni boire ni rien… Allez, au jus là-dedans ! ». C’est mon chef d’escouade maintenant, il a cousu ses galons de cabot. J’enfile mes godasses et je les suis, les roulantes sont là. « Alors t’es encore là aussi, mon gâs ». C’est Caignec avec son grand rire et ses yeux pâles qui m’emmène boire le jus et casser la croûte. Les gens de la maison nous ont fait une table avec des tréteaux et des planches dans la grange. Le bonhomme est grand et grisonnant, sa femme s’affaire avec ses volailles. Leur fils est dans le génie et trime comme nous quelque part. On est là pour 2 jours. On peut enfin se laver, se raser, décrotter nos capotes et nos molletières. On se regarde l’un l’autre, on n’est vraiment pas beaux, mais on est toujours là… La moitié des types sont des inconnus pour moi. L’adjudant cause avec nous. Il y a lui comme chef, puis Marcel et Miteau comme cabots, un seul sergent, Muller, on est en tout 28 bonhommes. La 18 et la 19 c’est dans ces chiffres-là, ça peut faire une centaine de rescapés pour le 5e bataillon. Mince ! Il fait beau, c’est le printemps, les gens font leur boulot, ce sont des céréaliers dans cette région ; beaucoup d’arbres fruitiers, des chevaux, peu de bêtes à cornes mais de la volaille en quantité et pour cause : Crèvecoeur, le pays des poules, célèbre en France, est à 6 km de là.
 

Le lendemain nous retrouvons notre train de combat, voitures, roulantes avec leurs cuistots, les musiciens qui sont les brancardiers divisionnaires pendant les combats, le drapeau de notre régiment. Notre vaguemestre avec les mandats et colis, notre sergent-major et l’officier payeur qui nous paieront notre prêt cet après-midi. Nous nous nettoyons de la boue sèche qui fait de nos frusques de vraies carapaces. De cet endroit nous n’entendons plus rien de ce qui se passe en ligne et nous avons assez à faire pour ne pas penser. Enfin lavés, rasés, décrottés nous revivons presque normalement ; les gens sont gentils avec nous, la campagne est belle, ces deux jours passent très vite.

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