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Georges Cucuel
355e RI, 127e Division
- WOËWRE -

Pour le soixantième anniversaire de l’armistice, car nous sommes aujourd’hui le 11 novembre 1978, je suis allé rendre hommage au monument dédié aux combattants qui y ont laissé leur vie, à leur mémoire. J’ai sorti une fois encore de leurs écrins ces cinq décorations qui sont ma seule gloire et la preuve que j’ai risqué ma peau dans tous ces coins de France où on s’est battu avec acharnement, depuis le sommet des Vosges jusqu’à la Somme, en passant par Douaumont ! Et je rentre chez moi, écœuré une fois de plus par les choses tendancieuses que je viens d’entendre, dites au cours d’une allocution qui n’en finissait pas, par un bonhomme qui n’était pas né en 1914, dans ce brouillard glacé qui ne pouvait qu’envenimer ma vieille bronchite ramenée du col du Bonhomme en ce terrible hiver de 1917. Mélanger la politique actuelle et les évènements des temps passés ne rime à rien, car si nous avons tenu en échec pendant plus de quatre ans les armées de cet orgueilleux empereur et son affreux fils à face de singe, c’est que le but était de libérer le territoire envahi et de reprendre les provinces perdues par notre incapable et prétentieux Napoléon trois. Nous avons combattu pour la France et la liberté et rien d’autre, il n’était pas question de fascisme, de capitalisme ou autres imbécillités en isme !

Que de crétins ont bavassé, gribouillé et inventé de choses sans fondement sur cette terrible période, en a-t-on assez tiré d’histoires, de pièces ou de films grandiloquents. Des choses dont je me demande où ces gens-là sont allés chercher leurs documentations –car le plus souvent tout est pure imagination, et seuls des combattants ont pu écrire des histoires indiscutables et ceux-là je les connais, on sent la sincérité et la véracité des faits rien qu’à leur manière de les raconter, sans fioritures et sans ostentation.

Je ne parlerai que de ce que j’ai fait ou vu, depuis le jour de mon arrivée dans la zone des Armées, en février 1917, jusqu’à ma libération en septembre 1919, le temps passé à la caserne pour l’instruction de 1916 à 17 ne comportant pas d’évènements marquants. Il faut pourtant rappeler que la France en ce temps-là, depuis la stabilisation du front et le commencement de la guerre de tranchées, était partagée en deux zones : l’arrière où vivaient les civils, c’est-à-dire les gens qui s’étaient faits à l’idée que cet état de guerre était définitif, qui s’y étaient installés et dont le souci était de s’en tirer le plus confortablement possible et même d’en tirer le meilleur parti en attendant … Et l’autre zone, la zone des armées, c’est-à-dire les départements envahis, vaste région de villes et villages détruits, dont les habitants s’étaient réfugiés à l’intérieur, région dévastée où on ne voyait ni gens ni bêtes, où ne chantait plus aucun oiseau, où un seul bruit, proche ou lointain, était le roulement continu, jour et nuit, des artilleries qui s’acharnaient à détruire chez l’ennemi tout ce qui subsistait ; tirs de démolition des ponts, des voies de communication, pour empêcher l’arrivée de renforts ou de matériel, ou l’évacuation des blessés et des morts. Et c’était ça la zone des armées, la nôtre, notre domaine, où ne s’aventuraient que ceux dont c’était le destin, combattants montant ou descendant des premières lignes, convois de matériels, des canons, camions, chevaux, cuisines roulantes. Quant à l’autre zone, l’arrière, on finissait par ne plus y penser, ne voyant que des êtres casqués, chargés de toutes sortes de choses qui ne nous rappelaient que la proximité des lieux dangereux. On se souvenait des autres gens quand on recevait des lettres et ce n’était pas tous les jours.
 

Et maintenant parlons un peu d’histoire : pour qu’une histoire et surtout l’Histoire avec un grand H soit indiscutablement vraie, seuls ceux qui ont vécu les péripéties devraient être consultés et avoir le droit d’en parler, preuves et détails vérifiables à l’appui.

Après l’échec prévisible de la sanglante autant qu’inutile offensive du 16 avril 1917, qui fut la cause des mutineries dans l’armée française ; et après que Pétain eut rétabli l’ordre à coup d’exécutions sommaires, ma division, la 127e, rudement éprouvée par ses pertes en hommes et matériel, reçut des renforts, dont je faisais partie.

Affecté au 355e d’infanterie, 17e Cie, à ce moment en ligne dans les bois en Woëvre, à Vaux-les-Palameix ; agent de liaison entre le front et le PC colonel installé à Ranzières, je reçus l’ordre ce 22 mai 1917, jour de mon vingtième anniversaire, de porter un pli au P.C à Ranzières.

Il fallait quitter les installations de la ligne de feu pour gagner la grande clairière par un boyau repéré par les observateurs allemands. Ce boyau était emprunté par tous ceux qui avaient à faire à l’arrière et l’artillerie adverse envoyait à n’importe quel moment de jour ou de nuit des rafales d’obus, sporadiquement, pour gêner les relations de tous ordres avec le commandement.
 

Ce matin-là, par beau temps, je filais bon train dans ce boyau quand j’entendis les 4 coups de départ de la batterie qui arrosait ce secteur et je plongeai à plat ventre dans cet abri précaire, espérant ne pas y être enterré.

Je me demandais, en sentant dégringoler sur mon dos les mottes et les cailloux qui retombaient après leur vol dans l’espace, si ma carrière allait se terminer là à 20 ans !

Quel heureux anniversaire ! Ce coin de France, peu éloigné de Verdun, de ce Verdun qui fut le cuisant échec du Kronprinz, ce hideux fils du Kaiser, avec sa face de singe et son orgueil démesuré, ce secteur fut le tombeau de la jeunesse allemande et le premier signal de notre victoire. A Verdun l’Allemand sentit que les Français de cette génération-là n’étaient pas ceux de 1870 et que la partie serait longue et rude, et que pour une nation pourrie elle tenait encore drôlement debout !

Ce secteur boisé et vallonné ne se prêtant pas aux opérations d’envergure, nous n’y fîmes pas d’étincelles et peu de temps après nous étions transportés dans la région de Baccarat, Pexonne, Badonviller où l’on craignait une offensive.
 

Seuls quelques coups de main et des patrouilles dans le no man’s land nous firent quelques ennuis. C’est à Pexonne que nous fîmes connaissance avec les premiers Américains qui commençaient à arriver, avec leur formidable matériel de toutes sortes, matériel tellement considérable que 20 ans après on achetait encore sur nos marchés des « surplus américains » ! Quant aux hommes, tous grands, avec des carrures de catcheurs, beaucoup de Noirs, bourrés de dollars, des allures d’aventuriers, sans discipline à l’européenne, mais surveillés partout sévèrement par des hommes triés sur le volet, revolver côté droit, matraque côté gauche, avec un large brassard marqué de 2 lettres : MP (Military Police). En tenue de rangers, chapeau large et culottes à la gaucho, une bouteille de champagne dans chaque poche, large sourire et large main tendue, tels nous les adoptâmes avec grand plaisir.
 

De cette région ne me reste qu’un souvenir qui ait de l’importance : mon départ en permission. Revoir la France habitée par des civils, cette race dont je n’avais qu’un vague souvenir et dont nous ne parlions que quand on recevait des lettres, et que nous oubliions bientôt, assez occupés à observer ce que faisaient ceux d’en face pour ne pas être surpris en cas de coup de main car ces gens-là étaient tenus en perpétuelle alerte par la main de fer de leur commandement.

J’allais revoir ma mère qui vivait seule à Besançon, son deuxième époux ayant été tué en Alsace en décembre 1914 et ses 4 fils, dont moi-même, étaient tous sous les drapeaux quelque part en France. J’allais ensuite revoir mon épouse car bien qu’âgé seulement de 20 ans j’étais marié. Partir en permission était un événement, prendre le train, revoir des « civils » dans les gares de l’arrière, se retrouver avec des gens dont le genre de vie et les occupations n’avaient plus rien de commun avec les nôtres ; entrer dans des maisons, entières, avec des toits entiers, des escaliers pour monter aux étages, des fenêtres avec des carreaux, des meubles dans les chambres… inouï, incroyable ! Des fourneaux avec du feu et, le plus fantastique : des lits avec des matelas et des draps, était-ce possible ? J’allais pouvoir, et même devoir, enlever mes « croquenots », et me déshabiller, prendre une douche ! Oui j’allais avoir tout ça, 20 jours… Mais pourquoi les gens nous regardaient-ils avec surprise pour les uns, curiosité pour d’autres ; même ma femme semblait être retenue par quelque sentiment indéfinissable, sa réception n’avait vraiment rien de chaleureux… simplement parce que j’allais rompre pendant ces jours-là le calme train de vie dans lequel tous ceux de l’arrière s’étaient installés. De plus, elle était employée de maison, et le patron, n’osant pas l’obliger en pleine guerre à louer et meubler un logis pour m’y recevoir, avait accepté que je passe ma permission dans sa maison, et qu’elle me fasse à manger. Les manières protectrices du bonhomme me mettaient en fureur, parce que, d’âge mobilisable et grâce à son métier de pharmacien, il était resté à l’arrière comme indispensable, à amasser de l’argent en vivant sur un grand pied, pendant que nous… Tant et si bien que je commençai à détester tous ceux que nous protégions, parce qu’ils semblaient penser qu’il était normal qu’ils soient heureux et libres derrière ce rempart, et que les protéger était un devoir qui n’incombait qu’à nous ; la guerre durait depuis 3 ans, l’habitude, l’égoïsme avaient fini par consolider cet état de choses comme définitif ; nous étions une race inférieure destinée, comme les gladiateurs de la Rome décadente, à procurer les jeux du cirque à la race des « planqués », et si un fossé finit par se creuser entre eux et nous ils en furent seuls responsables… De cette permission dont j’attendais tant de joie, je n’emportais qu’un sentiment amer, une cruelle déception, qui s’ajoutait à celles si nombreuses que ma jeunesse m’avait causée ; et une sourde rancune, une de plus, entra en moi pour y remplacer peu à peu tous les bons sentiments et l’espoir d’une vie meilleure. Et cet épisode de ma vie, dans ma vingtième année, alors qu’à cet âge on est heureux, ou on devrait l’être, transforma entièrement ma façon de voir le monde et me fit douter de tout.

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