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Capitaine Jean Petit

102e BCP, 2e Compagnie
Croix de guerre 3 palmes et 1 étoile, Légion d’Honneur

 

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Jean Petit

Jean Petit est né le 9 février 1894 à Paris (3e) dans une famille bourgeoise. Après des études à Louis Legrand, il manifeste à 17 ans le souhait de devenir officier et prépare le concours de l’Ecole Militaire Spéciale de Saint Cyr au lycée Saint Louis en 1912. Il est sportif et a effectué un séjour en Allemagne pour perfectionner sa connaissance de la langue. Admissible en 1914, il est admis le 6 août comme 773 de ses camarades sans passer l’oral dans la promotion de la Grande Revanche et part pour le 131e d’Orléans.

     A sa grande déception il est affecté au 94e RI comme sous-lieutenant le 10 janvier 1915 alors qu’il désirait ardemment rejoindre les chasseurs à pied. Evacué pour pieds gelés en Argonne, il est affecté le 6 mai 1915 après sa convalescence au 102e BCP qu’il ne quittera plus de toute la guerre. Lieutenant en 1916, capitaine en février 1918 il pose pour la photo ci-contre le 20 mars 1918 avant les combats du Santerre.

     Tout au long de la guerre, il a consigné les événements les plus marquants avec suffisamment de précision pour constituer un cadre solide au récit qui suit

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Bataille de la Somme

Hangest-Moreuil

Mars-Avril 1918

Le 25 mars 1918, le 102e BCP reçoit au cantonnement de Marck l’ordre brusque du départ pour une direction inconnue. C’est en gare de Calais, vers minuit, qu’a lieu l’embarquement en chemin de fer. La nuit est noire. Aucune lumière sur le quai, car les avions, chaque nuit, viennent bombarder la ville. Silencieusement les chasseurs cherchent leurs wagons, s’y installent et s’endorment bientôt sur la paille. 

Le lendemain 26 mars au petit jour, le bataillon se réveille roulant vers le Sud. Les gares d’Abbeville et d’Amiens sont franchies successivement lorsque le convoi ralentit son allure et stoppe bientôt : c’est Boves. Sur le quai un officier de l’état-major de la division se présente au compartiment du commandant et s’entretient avec celui-ci quelques instants. Serait-ce là notre terminus ? Nous sommes juste à l’arrière du front de cette bataille gigantesque que les Anglais soutiennent en reculant pied à pied depuis six jours déjà.

Il est 11 heures. Une sonnerie de clairon retentit : « Tout le monde en bas ! » Rapidement les compagnies s’alignent sur le quai en colonne par quatre. Le sifflet du commandant se fait entendre : « Sac au dos ! » Et nous quittons la gare. Nous prenons une route encombrée de camions anglais. Je ne sais pas pourquoi mais l’atmosphère est lourde et pesante. Nous marchons silencieux. Aux premières maisons de Boves, le bataillon fait halte le long de la route. Entre camarades nous échangeons nos impressions.

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Débarquement à Boves

(de gauche à droite)
Sous-lieutenant Tarar, officier de renseignements
Sous-lieutenant Person, 2e compagnie
Sous-lieutenant Garnier, 2e compagnie
Sous-lieutenant Perrodo, 1re compagnie

Les camions anglais ne cessent de passer au milieu de la poussière. Nous sentons partout une agitation fébrile. Nos capotes bleues font tache dans cette zone où le grouillement des kakis est perpétuel. Là-bas au milieu de la route, entre deux files de convois, quelle est cette colonne disparate ?

Elle se rapproche. Hélas notre cœur se serre en voyant défiler une longue suite de civils, hommes, femmes, enfants conduisant des charrettes, des voitures de toutes sortes sur lesquelles sont entassés pêle-mêle des matelas, des meubles, de la paille et derrière lesquelles suivent dans un beuglement plaintif une vache ou deux.

Des évacués !… Pauvres gens ! … La pensée de l’invasion se présente cruelle à nos esprits devant ce cortège tragique. Les anciens rappellent la retraite de la Marne et les jours sombres de 1914.

Un officier d’infanterie se détache de cette colonne, vient à moi et sans me connaître, dans une poignée de mains, me dit ces quelques paroles : « Croyez-vous, je suis arrivé en permission hier chez moi à Corbie et ce matin l’ordre était venu d’évacuer la ville. Je n’ai eu que le temps d’aider ma famille à partir. Triste permission. Je ne sais où nous allons » et il s’en va.

Je répète en moi-même, tout saisi : « Corbie ! On évacue Corbie ! » et machinalement je lève les yeux sur un poteau indicateur qui se dresse au carrefour où nous avons fait halte et je lis : « Corbie 12 km. » Alors la situation me paraît terriblement angoissante. Se peut-il qu’on évacue déjà les villages à 12 km d’ici alors qu’il y a quelques jours le front passait par Saint-Quentin. Il faut que l’armée anglaise n’ait pas tenu, ou qu’elle soit complètement anéantie pour que les boches aient ainsi réalisé une si foudroyante avance. Non, il ne faut pas qu’ils prennent Amiens ! On a bien fait de nous jeter ici.

Je n’ai pas le temps d’achever mes méditations. Nous remettons sac au dos et gagnons le village de Boves. Là nous cassons la croûte. Le commandant de La Pomélie réunit les commandants de compagnies. Il nous apprend que sitôt la soupe mangée nous allons repartir en direction de Moreuil dans la région où nous devons cantonner ce soir.

Vers 2 heures le bataillon se reforme en colonne et nous partons par la grande route poussiéreuse sillonnée de convois anglais qui se replient sans discontinuer. Ce sont bien les arrières d’une armée en retraite, néanmoins un ordre impeccable règne dans les colonnes de nos alliés qui nous regardent monter en sens inverse avec des regards de curiosité mêlés de sympathie.

Nous arrivons à Moreuil à 16 h 30. Nous mettons l’arme sur l’épaule pour défiler dans ce gros bourg charmant et coquet. La population civile anxieuse se presse sur le pas des portes. D’un bout à l’autre de la grand’rue, sur la place de l’Eglise, ce n’est qu’un cri qui nous émeut : « Vive la France ! Vive les Français ! » Cri bien explicable si l’on songe que depuis deux ans les habitants n’avaient pas vu de troupes françaises dans la région.

A une brave femme tout en larmes et qui agite son mouchoir, un poilu ne peut s’empêcher de crier : « On arrive, on arrive ! Vous en faites pas la p’tite mère. » Elle de répondre : « Oui mes gars, il n’y a que vous pour empêcher les boches de venir ici. »

Ces cris de joie et d’espérance que nous devions recueillir partout, dans tous les villages sur notre passage, je tiens à les noter spécialement, car avant les minutes tragiques que nous allions vivre, ils venaient à point réchauffer nos courages et nous donner comme on dit « du cœur au ventre. » Moreuil traversé, le bataillon continue son chemin jusqu’à Mailly-Raineval, situé à quatre kilomètres de là où nous devons cantonner.

Pendant que nous faisons halte à l’entrée du village et que les fourriers préparent le cantonnement, le commandant appelle à lui les officiers. Il avait vu en passant dans Moreuil un officier de l’état-major dont il avait obtenu quelques renseignements. J’entendrai toujours sa voix grave en nous prenant à l’écart, à l’entrée de ce petit village :

« La situation actuelle est très critique. Les boches seraient paraît-il à une quinzaine de kilomètres d’ici. Leur avance a été foudroyante. La Ve armée anglaise a été presque entièrement faite prisonnière et les quelques éléments qui contiennent le front ne sont plus de taille à lutter. Nous allons cantonner et passer la nuit à Mailly-Raineval. J’ai bien peur d’être alerté la nuit tant la situation presse.

Faites manger et reposer vos hommes dès l’arrivée. Cantonnement d’alerte. Tout le monde prêt au premier signal.

Bien entendu, tout ce que je vous ai dit reste entre nous. »

Pauvre village de Mailly-Raineval, je le revois encore dans cette fin d’après-midi du 26 mars, avec son clocher, ses fermes et ses maisons où les habitants nous reçurent à bras ouverts. Je ne me doutais pas ce soir-là que je devais le retrouver trois jours après, complètement évacué, désert et abandonné, et que cinq jours plus tard, à partir du 1er avril, il devait fixer la ruée allemande, devenir l’écueil où se briseraient désormais toutes les tentatives d’avance de l’ennemi et rester durant trois mois, le théâtre de luttes sanglantes jusqu’au jour de la reprise de l’offensive générale qui, en le dégageant, devait dégager la France entière.

Son sacrifice a été complet. Le hasard qui m’a ramené dans ses parages en octobre 1918 m’a montré qu’il ne restait plus de lui qu’un horrible chaos de trous gigantesques et de pierres amoncelées. Le destin a voulu qu’en sauvant la Patrie, Mailly-Raineval fut rayé en même temps de la carte de France. (Mailly-Raineval est reconstruit à l’heure actuelle).

J’ai dit que nous avions été reçus parfaitement par la population. Je veux pourtant signaler une exception : un vieux paysan qui devait loger dans sa ferme deux sections de ma compagnie. Un sous-officier vient me trouver me disant que le vieux refuse obstinément d’ouvrir ses granges et de donner de la place à mes chasseurs. J’arrive aussitôt dans la cour de la ferme où mes poilus sont rassemblés devant le fermier qui se tient adossé à la porte de la grange, interdisant son approche. Je le somme d’ouvrir. Il refuse prétextant que mes hommes vont détériorer son fourrage.

Alors passablement écœuré par tout ce que je viens d’apprendre du commandant, je ne me retiens plus et je m’écrie : « Les boches sont à quelques kilomètres d’ici et vous refusez asile à ceux qui demain vont se faire casser la gu… pour vous. Ecartez-vous, vous n’êtes pas digne d’être Français ! » Et en me tournant vers mes chasseurs : « Ouvrez cette porte et installez-vous de votre mieux ! … » Ce qui est immédiatement exécuté.

L’homme se tourne alors vers moi : « Vous venez de me dire les paroles les plus dures que je n’ai jamais entendues de toute ma vie. » Je lui réponds : « Ce qui est dur, c’est que j’ai été obligé de les prononcer. » Et je m’en vais.

 

27 mars

Je dormis cette nuit-là comme les veilles d’attaques, c’est-à-dire d’un sommeil profond où l’on oublie toutes les angoisses de l’heure présente. Je suis tiré de mon sommeil à 4 h 30 du matin par la voix de mon caporal-fourrier Bertault. « Mon capitaine ! Réunion des commandants de compagnie au commandant à la mairie. » En une seconde je suis debout, revenu à la triste réalité, me frottant les yeux.

Je cours à la mairie. Nuit noire. Dans la salle du premier, une bougie collée sur la table éclaire vaguement les visages du commandant et de son adjudant-major le capitaine Voirin (le capitaine Voirin avait quitté son centre d’instruction pour accourir reprendre sa place au milieu de nous !), tous deux penchés sur la carte. Le commandant nous dit : « Le front passe actuellement par Rouvroy-en-Santerre, Beaufort, Folies, Bouchoir, Erches, Guerbigny. Le bataillon ira ce matin occuper des positions de réserve, car nous sommes en réserve de division jusqu’à nouvel ordre » ; puis il indique les positions que nous devons occuper à l’Est de Mailly-Raineval et nous donne quelques ordres de détail.

Je retourne à ma compagnie que je trouve rassemblée et prête à marcher ; le jour est venu. Nous quittons le village et gagnons nos emplacements respectifs. J’échelonne et je dispose ma compagnie à l’Est de la route Mailly-Raineval à Sauvillers-Mongival sur un front large à peu près de deux kilomètres ! On nous apporte des outils et mes chasseurs disséminés dans les bois et les champs se mettent à creuser des petites tranchées suivant les instructions que nous leur donnons.

Ce que nous faisons là me paraît invraisemblable. Ebaucher si loin des lignes une vague position de repli, sur un front si vaste, me semble une occupation peu sérieuse. Pourtant la matinée se passe de la sorte. Je parcours à cheval à travers bois et champs les différents groupes de travailleurs de ma compagnie. Il fait bon se promener ainsi dans cette campagne calme et reposée où rien ne fait prévoir un orage si proche. Rien d’anormal. C’est à peine si dans la direction du front on entend par intervalles les sourds grondements du canon.

Un seul détail cependant me frappe. Vers 9 heures du matin, je vois passer sur la route déserte deux soldats anglais sans armes et l’uniforme souillé, s’en allant vers l’arrière. Ils sont pâles, l’air exténué et n’en pouvant plus. Pauvres épaves d’une armée battue, reculant pied à pied depuis six jours déjà devant les terribles assaut de l’ennemi. Vers 11 heures un cycliste accourt et me tend l’ordre suivant :

PC Mailly-Raineval – 27 mars 1918 – 10 h 45

Le chef de bataillon à MM. les commandants de compagnie.

Il est vraisemblable que le bataillon va faire mouvement sous peu vers Bouchoir, Erches. En conséquence ramasser les outils, regrouper les fractions, suspendre les travaux et se tenir prêt à partir dès le premier signal.

Ch. De la Pomélie.

Mon premier geste instinctif est de consulter ma carte. Bouchoir, Erches. Ce sont bien les villages indiqués par le commandant ce matin par lesquels passe actuellement la première ligne. Allons, cette fois, ça me va ! Ce soir nous serons engagés. Je préfère cela au travail que nous faisons depuis le matin. L’action vaut mieux que cette lourde incertitude. Et un mélange de joie et d’appréhension nerveuse me secoue intérieurement comme toujours à l’approche du danger. La compagnie est bientôt rassemblée.

La roulante vient de distribuer la soupe. Pendant que je mange un morceau, un cycliste revient à toute allure m’avertir que les commandants de compagnie partiront seuls, avant leurs compagnies, pour faire la reconnaissance du secteur, de façon à retrouver le commandant vers 15 heures à Arvillers ; le bataillon sous les ordres du capitaine adjudant-major ne devant arriver en ligne que pour la nuit. Je passe aussitôt le commandement de ma compagnie à mon premier lieutenant Garnier. Je serre la main de mes camarades.

Mon petit fourrier, le sergent Cabane, qui remplace le sergent-major en permission, et qui ne montera pas en ligne cette fois-ci, se désole à la pensée de nous voir partir dans cette mêlée terrible et de ne pouvoir nous accompagner. Je le regrette aussi car c’est un agent de liaison si dévoué et si gai ! Avec quelle effusion sincère il me dit au revoir. Ses yeux sont remplis de larmes. « Allons, lui dis-je, du courage Cabane ; ce n’est pas la première, nous nous reverrons encore, soyez-en sûr, les beaux jours ne sont pas finis. » 

Et tandis que je monte à cheval devant ma compagnie qui achève de manger la soupe, mon cœur se serre en regardant tous ces braves avec lesquels j’ai partagé tant de misères depuis bientôt trois ans. Vers quels lendemains tragiques ne marchons-nous pas cette fois-ci ? Un dernier adieu à mes camarades ! « A ce soir ! » Et je pars au trot, seul sur la route déserte. Mes idées noires s’envolent aussitôt. L’action commence.

Tout en trottant je réfléchis. Je dois retrouver le commandant à Arvillers. La carte m’indique que ce village est juste en arrière du front que nous devons occuper ce soir. Pour s’y rendre, je dois passer successivement par les villages de Sauvillers-Mongival, Braches, La Neuville-Sire-Bernard, Plessier-Rozainvillers et Hangest-en-Santerre. Jusqu’où pourrais-je aller à cheval ? Je ne sais. Je le verrai bien tout à l’heure.

En traversant Sauvillers-Mongival j’éprouve deux fortes émotions. L’une faite de colère, l’autre de joie profonde. Je les raconte. D’abord la première. Comme je m’engage au milieu des premières maisons de Sauvillers, un groupe de civils m’arrête. Ceux-ci, femmes et vieillards sont en pleurs et discutent avec deux soldats anglais qui déménagent sur une voiture tout le mobilier de leurs propriétaires. En me voyant les civils me crient : « Ces b… d’Anglais nous dévalisent ! Empêchez-les ! Ce n’est pas assez de se sauver, ils pillent les Français qui ne veulent pas quitter leurs maisons ! » La scène m’émeut profondément.

Je sais que le village a reçu l’ordre d’être évacué ce matin. Quelques paysans ont obéi, mais ceux qui n’ont pas voulu partir se voient alors dépouillés sous leurs yeux de leurs biens par les troupes britanniques. Me tournant alors vers les soldats anglais qui comprennent sinon les termes exacts, tout au moins le sens de mes paroles, je leur crie : « Voulez-vous laisser tout ça en place et f… le camp ! » L’un d’eux me répond en se mettant au garde à vous : « Mess officers ! » C’est pour garnir le mess de leurs officiers et sur les ordres de ceux-ci qu’ils ont agi. Sur mes injonctions ils abandonnent leur butin et s’éloignent. Je continue ma route à mon tour sans écouter les remerciements des braves civils qui m’accablent.

Deuxième émotion. A la sortie du pays, nouveau groupe d’habitants rassemblés sur la route. Inquiets, se concertant entre eux, ils tendent l’oreille du côté de la bataille dont le bruit du canon s’est sensiblement rapproché depuis ce matin. En passant à côté d’eux, tous me dévisagent : « Un Français ! » et comme un réflexe un cri spontané sort de vingt poitrines : « Vive la France ! » si vibrant que ma jument en fait un écart.

En ce lieu et à cette minute rien de plus beau que cette clameur de foi passionnée surgit des lèvres de ces gens, à la vue de mon casque et de ma capote bleu horizon. Je suis seul au milieu du groupe. Les yeux me piquent et je réponds : « Rassurez-vous, nous arrivons. Ce soir nous serons en ligne et les boches ne viendront pas chez vous ! » A ces mots un vieux paysan me crie du pas de sa porte :  « Mon capitaine si vous dites vrai, je vous offre le champagne ici à notre retour ! » Pauvre vieux, il était écrit que je ne devais jamais boire chez lui car son village devait lui aussi être réduit en cendres.

Enfin je quitte Sauvillers et je pars au galop à travers champs. J’arrive bientôt à Braches. Là je retrouve la première compagnie du bataillon qui y était depuis le matin à exécuter des travaux. J’interroge les chasseurs de la première : « Où est le capitaine Rambaud ? » « Il vient de partir pour la reconnaissance il y a cinq minutes ! » Je n’en écoute pas davantage et je poursuis ma route.

Braches est encombré de convois anglais. Au passage à niveau c’est un véritable embouteillage et ma jument ne peut plus avancer. Heureusement je retrouve Raimbaud arrêté de l’autre côté de la voie ferrée. Nous mettons tous deux pied à terre et décidons de poursuivre notre route à pied. Son ordonnance est là pour ramener nos chevaux à l’arrière au train de combat. Puis joyeux de nous retrouver ainsi, nous continuons notre chemin pédestrement vers l’avant.

Il est une heure de l’après-midi. Il fait chaud. Nous traversons La Neuville-Sire-Bernard. Nous sentons que la zone de la bataille se rapproche. Non pas que le bruit du canon ait augmenté : on ne l’entend toujours que par intervalle et faiblement. Cette bataille presque muette, où les feux d’infanterie doivent jouer un rôle primordial contraste singulièrement avec le pilonnage d’artillerie de verdun. Je me remémore la montée en ligne à Fleury en septembre 1916 dans l’embrasement de l’horizon et le roulement du « Trommelfeuer ».

Ici, c’est tout autre. Dans le village intact et plein de vie sous le beau soleil, quelques groupes de civils évacuent en toute hâte leurs maisons avec leurs charrettes bondées d’ustensiles de toutes sortes. Désormais ce ne sont plus des convois mais bien des fantassins anglais que nous rencontrons la mine harassée.

 Enfin nous arrivons à Plessier-Rozainvillers, entièrement évacué de ses habitants, où les maisons et les fermes abandonnées du matin ont un aspect étrange : portes et volets clos, rues désertes, un chat rôdant silencieusement le long d’un mur, une vache mugissant dans une étable.

Une patrouille de dragons français débouche au trot. Un peu plus loin nous apercevons un groupe de cavaliers pied à terre. Nous approchons. Un général, un colonel et quelques officiers de dragons tout équipés fument la pipe en bavardant. Leurs chevaux sont tenus en mains près d’eux. Comme nous allons continuer notre chemin, le général, une tête énergique et jeune sous le casque nous interpelle : « Eh bien les chasseurs, où allez-vous par là ? » « Nous allons à Arvillers » « J’ai bien peur que vous n’y arriviez pas parce qu’une patrouille de mes dragons s’y est rencontrée ce matin avec les boches. »

Nous expliquons au général l’ordre donné par le commandant que nous devons retrouver à Arvillers. « Attendez-le alors ici votre commandant car je n’ai pas encore vu passer de chasseurs… et comme c’est la route… » Nous remercions le général et nous nous éloignons. A un cavalier qui passe nous demandons : « Qui est-ce ? » « C’est le général Simon, commandant… la brigade de dragons. »

Plus loin nous retrouvons le capitaine de Valicourt commandant la 3e compagnie et le lieutenant Duparcq commandant la CM. Valicourt nous affirmant que le commandant est déjà parti depuis longtemps, nous décidons à pousser plus loin : « Allons toujours à Hangest-en-Santerre, nous verrons bien. »

La route de Plessier-Rozainvillers à Hangest-en-Santerre s’étend toute droite et plate au milieu des champs sur trois kilomètres environ. Dès la sortie de Plessier, on aperçoit le clocher et les toits d’Hangest-en-Santerre au loin dans un bouquet d’arbres. La route est encombrée de fantassins anglais qui circulent en tous sens. Les uns s’étendent dans les fossés pour dormir. D’autres creusent de part et d’autre du chemin et dans la plaine des éléments de tranchées avec une activité fébrile.

Je revois encore un général anglais et son état-major, officiers en casquettes à bandeau rouge, rassemblés en plein champ et déployant leurs cartes cependant qu’un superbe soldat highlander en jupe courte kaki (le kilt) et mollets nus, monte à quelques pas une garde immobile et un peu théâtrale, comme dans un tableau d’histoire. Il se crée parfois des rassemblements ou des encombrements fantastiques sur cette route qui pourtant doit être vue des observateurs ennemis. Il est vrai que nous sommes en pleine guerre de mouvement et les observateurs doivent avoir de quoi s’occuper.

En approchant d’Hangest nous entendons tout à coup le sifflement caractéristique d’un obus à fin de course venant de loin, suivi d’une explosion brutale au milieu du village tandis qu’un nuage de fumée et de poussière s’élève au-dessus des toits du côté de l’église. Nous murmurons dégoûtés : « Ça y est, on arrive pour se faire sonner ! » puis nous nous engageons entre les premières maisons. Encore un obus, puis un autre, un peu plus loin sur la droite ceux-là et c’est fini.

Un dragon français qui passe nous renseigne : « Depuis ce matin qu’on est ici, ils tirent comme ça trois coups toutes les demi-heures, histoire de nous em… mais on s’en fout. Y’a pas de bobo, ils tirent comme des c… ! » Nous apprenons par lui que le village d’Hangest est actuellement occupé par plusieurs escadrons du 28e du 30e dragons qui ont pour mission de patrouiller en avant de nos lignes. Celle-ci, tenues par l’infanterie anglaise, sont située entre Hangest-en-Santerre et Arvillers, à peu près à hauteur de la voie ferrée.

Nous trouvons enfin un capitaine de dragons qui a établi son PC dans une maison près de l’église. Il nous renseigne et nous déclare qu’il n’a vu jusqu’à présent aucun officier ni soldat français autres que les siens. Mais voici devant nous le commandant qui arrive à son tour suivi du lieutenant Tarar, son officier de renseignements. Venus tous à bicyclette, ils avaient poussé au-delà d’Hangest jusqu’à Arvillers. Le commandant avait pu ainsi parcourir d’un coup d’œil tout le terrain. Il répartit donc les secteurs que nous devons tenir dès ce soir, le bataillon arrivant pour la nuit : « 1re, 2e, en ligne, 3e en réserve. »

Je demande alors au commandant d’intervertir l’ordre des compagnies et de placer la 2e (la mienne) en réserve. Je lui donne comme motif que ma compagnie a fait l’attaque de Merckem en premier échelon ; qu’elle a tenu le secteur de Saint-Georges du 10 au 20 et qu’elle est remontée à Nieuport la première du bataillon le 26 janvier. Ce serait son tour, il me semble, à être mise en réserve. Le commandant n’accepte pas mes arguments pour la bonne raison que le bataillon doit monter ici ce soir dans l’ordre 1, 2, 3, CM et que pour ne pas créer de désordre dans la nuit noire, les 1re et 2e qui sont en tête de colonne iront prendre leurs emplacements sur la position à l’Est d’Hangest alors que la 3e en queue demeurera dans le village. Mais n’anticipons pas.

Me voici donc aux lisières Est d’Hangest-en-santerre. Je profite de la fin du jour pour arpenter ce qui va devenir le secteur de ma compagnie. C’est un front d’un kilomètre, face à l’Est, de part et d’autre de la route d’Hangest à Arvillers, que s’installeront ce soir mes sections. Devant moi les champs déserts s’étendent à perte de vue. La route bordée d’arbres mène à Arvillers, village bien au-delà de la station du « tortillard » qui se profile à un kilomètre devant moi. Les dragons m’ont affirmé qu’Arvillers était à nous et que les Anglais s’y trouvaient encore. Pas un bruit, pas un mouvement sur toute cette étendue. Drôle de guerre !

 Le bataillon arrive à la nuit tombée, guidé par le capitaine Voirin. Je happe ma compagnie au passage et l’emmène. Après avoir placé mes quatre sections, je reviens installer mon PC avec toute ma liaison et mon fidèle Totems au bord de la route, à la sortie même d’Hangest. Totems toujours débrouillard a même trouvé là un abri souterrain qui devait servir en cas de bombardements aériens éventuels. Cet abri envahi d’herbes nous reçoit et nous nous y installons confortablement. Inutile d’ajouter que le ravitaillement en vivres s’opère dans les maisons abandonnées du village.

Pas un chasseur ne manquera ce soir de vin bouché ni de volailles. Les corvées clandestines circulent dans la pénombre et les victuailles de toutes sortes viennent garnir peu à peu les tranchées qui s’ébauchent toute la nuit dans la plaine.

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Sur la route de Plessier-Rozainvillers à Hangest le 27 mars 1918
Une évacuée et sa carriole se replie devant l’avance ennemie.
A gauche Poubeau et à droite Leonen

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Un veau égaré sur la route

 

28 mars - Jeudi Saint

J’ai dormi sous terre tout d’une traite. Totems, mon caporal-fourrier Bertault et toute la liaison ont mêlé leurs souffles et leurs ronflements à mes côtés. Au jour, je me détends un peu sur la route et me voilà parti faire le tour de mon secteur. La compagnie a le moral en place. Les cadavres de bouteilles qui jalonnent la ligne en sont la cause.

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Les chasseurs de la 2e compagnie font face
à l’ennemi aux lisières Est d’Hangest-en-Santerre

Je reviens au PC et là sur la route, vers 9 heures, je vois passer en colonne par un, sous les arbres, en formation échelonnée toute la 3e compagnie qui nous dépasse et monte à Arvillers. Quelques paroles échangées au passage avec Ruetschmann et j’apprends que le commandant à reçu l’ordre de faire occuper le village en avant de nous. C’est la 3e en réserve qui a été tout naturellement désignée. Un adieu rapide et déjà les chasseurs de la 3e ne sont plus que des petites silhouettes bleuâtres s’effaçant sur la route comme pour un exercice de temps de paix.

A part moi, je me félicite de n’avoir pas convaincu le commandant hier soir. Il est toujours agréable d’être tranquille, flânant et fumant la pipe, les mains dans les poches, pendant que d’autres parcourent quelques kilomètres supplémentaires, sac au dos, vers l’inconnu.

Pour nous, heureux mortels de la 2e compagnie, qui n’avons pour le moment qu’à tuer le temps, l’inconnu n’existe plus. Le trou qui nous a abrités depuis hier soir nous est déjà familier. Nous l’aimons et éprouvons pour lui une certaine tendresse faite d’intimité et de sécurité.

D’ailleurs vers midi, Totems me régale d’un canard qu’il a pu acquérir sans trop de difficultés au cours d’une visite matinale dans les fermes environnantes. Mon ordonnance a ramené de sa promenade toutes sortes d’objets hétéroclites dont un accordéon aux touches nickelées qu’il ficelle avec conscience sur son sac.

Au cours de la journée un certain va-et-vient se produit devant nous vers Arvillers. Des obus tombent assez clairsemés et lointains. Puis les silhouettes se précisent à travers la plaine. Je regarde attentivement à la jumelle. Ce sont des kakis, des Anglais peu nombreux d’ailleurs, une section environ qui se replie flegmatiquement et tous les cent mètres fait demi-tour et expédie une salve dans la nature, comme dans un champ de tir.

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Situation le 28 mars au matin (T. d’Argenlieu « La bataille de l’Avre »)

Un officier à cheval, casque incliné sur l’oreille, les accompagne. Lorsqu’ils ne sont plus qu’à deux ou trois cents mètres de nous, ils se remettent en colonne, l’arme à la bretelle et gagnent la route, abandonnent les lieux sans hâte. Je cours vers l’homme à cheval. Ce recul méthodique, alors qu’aucun ennemi se précise m’ayant exaspéré, je l’invective copieusement. Il me répond dans un jargon affreux qu’il n’a plus rien à faire ici et qu’il s’en va.

Puis brusquement sort d’Hangest, venant de l’arrière cette fois, un caisson de munitions de la brigade des dragons lancé au grand galop. Il s’engage sur la route en direction d’Arvillers. C’est la 3e compagnie, seule désormais en avant de nous dans ce village qui a demandé un ravitaillement en cartouches. Deux ou trois fusants  boches viennent cingler le macadam. Les cavaliers éperonnent leurs chevaux sous la rafale et l’attelage disparaît bientôt vers l’avant dans un roulement accéléré. Le cran superbe de ces cavaliers fait plaisir à voir.

Je reprends mes observations et de nouvelles silhouettes se profilent dans le champ de ma jumelle. Vers la droite d’Arvillers des hommes courent un par un entre deux couverts et disparaissent derrière un pli de terrain. Ceux-là, plus de doute, ce sont des boches. Je gagne la section la plus proche, celle de l’adjudant Moreau. Ce dernier comme moi a vu l’ennemi. De nos tranchées le feu s’est déclenché instantanément. Les chasseurs tirent dans la direction repérée. Je me souviens même d’avoir essayé pour la première fois le fusil automatique RSC et l’avoir trouvé à mon goût.

La situation se prolonge et les minutes s’écoulent. Toujours rien devant nous de part et d’autre de la route. Les infiltrations boches sur ma droite ont cessé, ou tout au moins ont dû modifier leur cheminement. Tout à coup des sifflements caractéristiques s’amplifient et s’accroissent. Nous n’avons que le temps de baisser la tête. Une salve de 77 nous salue et vient atterrir sur les lisières du village, à quelques mètres de nous, en écornant un mur et faisant jaillir la terre d’un verger. Cet avertissement indique que l’adversaire précise ses intentions à notre égard. Mais jusqu’à présent il ne s’est guère dénoncé. Autre rafale de projectiles, suivie d’une troisième vers notre gauche. Evidemment la lisière d’Hangest est gênante pour les boches.

Mais qu’est-ce que ceci ? J’aperçois vers l’avant des isolés, amis ou ennemis je ne sais trop, qui marchent dans notre direction à travers champ cette fois. Nous ne tirons pas. Nous cherchons à discerner. Avec mes jumelles je vois enfin : ce sont des nôtres. Je reconnais les capotes bleu horizon des chasseurs de la 3e sans doute. Mais oui, en voilà 2 ou 3  qui courent même, en se repliant vers nous. Je me déplace le long de la ligne, interpellant Moreau, puis le lieutenant Person et le lieutenant Garnier.

Nous attendons le cœur battant. Mais derrière les trop rares capotes bleues qui viennent à nous, surgissent maintenant des files grises, de petites colonnes qui s’insinuent et s’infiltrent de toutes parts sur la plaine tout à l’heure si déserte. Toute ma compagnie comme moi les a vues et notre feu reprend de plus belle : les boches attaquent.

Un de mes fusils-mitrailleurs qui flanque la route tout près de moi ouvre le feu par saccades précipitées. Tout va bien, tout ira bien. « Mon capitaine ! » s’écrie derrière moi une voix essoufflée bien connue. C’est Moussu mon si brave agent de liaison auprès du commandant qui me tend un petit papier sur lequel je lis l’ordre suivant, écrit de la main même du chef de bataillon :

PC Hangest-en-Santerre – 28 mars 1918 – 15 h 15

Le bataillon va se retirer en ordre – axe de marche Moreuil par le sud de Fresnoy-en-Chaussée

La 2e compagnie couvrira le mouvement

Ch. De la Pomélie.

Il y a eu, certes, au cours de la guerre, des moments particulièrement angoissants, sortes de points culminants dramatiques pour un combattant du front. De tels moments, malgré le danger souvent côtoyé, étaient, Dieu merci, sinon assez rares, du moins suffisamment espacés pour permettre à la nature humaine d’espérer dans la vie. Mais lorsque la mort surgissait de nouveau brutalement sur notre route, notre pauvre carcasse vivait alors intensément ces minutes, peut-être les dernières de notre existence.

J’allais précisément vivre un de ces terribles moments au rythme précipité. Alertant mes quatre agents de liaison, je les envoie aussitôt porter mes ordres de repli aux quatre chefs de section. Dans un éclair j’envisage la situation. Nous nous replions par ordre, bien que ma ligne n’ait pas été entamée, abandonnant par conséquent la 3e compagnie à Arvillers. Les quelques chasseurs que j’ai aperçus tout à l’heure venant vers nous me laissent deviner le sort de tous nos chers camarades et amis. Mais je n’ai pas le temps de raisonner davantage. Une rafale brutale de mitrailleuse boche claque sur nous et nous cloue dans les fossés de la route. Les balles ricochent un peu partout. Les coups viennent de notre droite et légèrement en arrière, de l’emplacement même de la 1re compagnie avec laquelle la liaison avait été assurée il n’y a pas longtemps encore.

Serions-nous déjà tournés ? L’ennemi serait-il aux lisières Ouest de village d’Hangest alors que nous occupons encore les lisières Est ? Les rafales plus pressées nous cinglent les oreilles. Je crie à l’adjudant Moreau de couvrir le flanc droit de la compagnie. Je le vois aussitôt courir avec deux ou trois chasseurs et armé d’un fusil-mitrailleur ouvrir le feu vers ma droite. Sur ma gauche j’aperçois déjà la section Person amorcer son repli dans la plaine vers Fresnoy. Mais qu’attendent les autres ?

Allons c’est le grand jeu, la partie est engagée, il n’y a plus qu’à jouer le mieux possible. Je me dresse et crie à la liaison de me suivre. Puis je me dirige vers la section Garnier sur ma gauche. Je franchis la route en courant sous les balles. Totems se précipite derrière moi tête baissée, mais la corde qui retiens le bel accordéon a dû être mal assujettie car elle casse brusquement ; bien mal acquis ne profite jamais. L’instrument tombe sur la route en poussant un glapissement magistral. L’incident eut été comique en d’autres circonstances, mais les balles sifflent de tous côtés et nous sommes tirés comme des lapins. Cet instrument exhalant son âme au nez des boches sonne peut-être ironiquement le glas des dernières minutes qui nous restent à vivre.

 La lutte m’a donné des ailes. En courant à gauche de ma compagnie, j’alerte tous ceux qui le long de ma ligne n’ont pu encore être touchés par l’ordre de repli. Et de la canne et du geste, ainsi que de toute ma voix, j’indique la direction à suivre. Bientôt toute la 2e est debout en plein champ, se repliant par petits groupes.

Quelques obus rasent nos têtes. L’un d’eux ouvre une brèche dans le mur du cimetière d’Hangest près duquel je passe. Les briques pulvérisées teintent l’explosion d’un nuage couleur de sang. Par moments les rafales de mitrailleuses qui nous harcèlent s’inscrivent sur le sol comme un large coup de faux et jalonnent notre route de petits nuages de terre voltigeant devant nos pas. Une saucisse boche qui suit la progression des siens apparaît soudain toute proche et peu élevée au-dessus des arbres de la route. Evidemment notre situation n’est guère enviable. Mais tout le monde a pu se décrocher et c’est l’essentiel.

Un chasseur de la 3e compagnie, haletant, ruisselant de sueur, me rejoint. Quelques autres parviendront ainsi à regagner le bataillon, après un cross angoissant entre les deux lignes qui se fusillent. Ce chasseur m’apprend en quelques mots que la 3e compagnie a été complètement encerclée dans Arvillers, que le capitaine de Valicourt a été tué et que tous les officiers, Ruetschmann, Cosseron, Lefebvre et tous les chasseurs de la 3e compagnie sont tués ou prisonniers.

A notre tour désormais de sortir de ce guêpier. La zone que nous devons franchir le dos tourné à l’assaillant n’offre malheureusement aucun accident de terrain susceptible de nous abriter des balles adverses. A perte de vue, les plaines du Santerre légendaires, aux mottes grasses labourées, dont le blé n’a hélas pas encore eu le temps de pousser pour nous offrir au moins un masque relatif. Tout en gagnant à travers champ le sud du village de Fresnoy, comme le porte l’ordre du commandant, je vois accourir Vinet, pour me confirmer notre repli et la direction de marche à suivre.

Je cours vers Person et lui prescris de faire marquer à sa section des temps d’arrêt successifs en faisant demi-tour sur place, afin d’ouvrir le feu sur les colonnes ennemies. La section Moreau fait de même en bordure d’un chemin de terre et ses FM prennent sous leur feu quelques objectifs fugaces. Mais l’ordre lui arrive une fois de plus de décrocher. Moreau qui n’aime pas beaucoup ça et voulant exhaler sa rancœur, avise un monticule et du haut de cette tribune improvisée lance vers l’Est un bast « M… ! » puis pour assurer son argument, il fait demi-tour, lève sa capote et montre aux boches étonnés le fond de sa culotte. Après quoi, dignement et le cœur soulagé, il consent à battre en retraite.

Mon attention est ensuite attirée sur une silhouette qui circule isolée entre les deux lignes bravant impunément avec des gestes de dément les coups qui lui parviennent de toute part. C’est le sergent Une, excellent garçon mais tête faible, que le bon vin d’Hangest absorbé en quantité anormales a rendu fou. Il trébuche, se relève, agite ses bras comme un pantin. Nous essayons de l’appeler, peine perdue. J’arrête un moment le tir pour ne pas l’atteindre mais cette plaisanterie n’a que trop duré. Je ne peux épargner la vie d’un homme pour compromettre toutes celles de la compagnie. Le feu est repris et tout le long du chemin, nous apercevons Une nous suivant de loin, pauvre épave abandonnée dans le tir croisé des balles françaises et boches qui sifflent des deux côtés.

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L’adjudant Moreau à la descente des1ères lignes.
Verdun le 3 octobre 1916

     En retrouvant le lendemain Une la tête froide et la raison lucide à sa place de combat dans sa section, je devais rester stupéfait devant ce miracle auquel le Bon  Dieu des ivrognes ne fut point étranger. Les tirs des mitrailleuses ennemies commencent à s’espacer et à devenir moins précis. Seuls quelques petits groupes adverses, porteurs d’armes automatiques légères nous suivent hardiment, nettement détachés de leurs gros. Les feux que mes sections exécutent en se décrochant alternativement les gênent passablement.

Mais j’aperçois trois Allemands plus tenaces qui progressent derrière nous à moins de quatre-vingts mètres. Ils cherchent l’emplacement favorable pour mettre leur mitrailleuse en batterie et nous arroser copieusement. Je crie aussitôt au fusilier-mitrailleur Courty (médaillé militaire cinq mois plus tôt à Merckem) que le hasard place à mes côtés, de s’arrêter et de les prendre à partie. Calmement, posément, avec le sang-froid dont il a toujours fait preuve, alors que tous ses camarades accentuent leur retraite, Courty suivi de son pourvoyeur, fait demi-tour et s’avance à la rencontre du groupe adverse.

En m’éloignant, je l’aperçois se couchant au revers d’un sillon et toujours imperturbable, l’arme dans le creux de l’épaule, il vide sur les Allemands qui se sont terrés eux aussi les chargeurs que lui passe son camarade. Tout entier dans l’exécution de la mission que je viens de lui confier, Courty sans s’en douter, renouvelle à la moderne le combat singulier de l’Antiquité, mais ici la lutte a un caractère autrement féroce car elle met aux prises à soixante mètres, en terrain nu, la mitrailleuse légère allemande et le FM de France.

Au Sud-Ouest de Fresnoy, nous atteignons un pli de terrain qui nous met désormais à l’abri des balles. A partir de cet endroit nous pouvons nous replier normalement et sans être inquiétés. Quelques rafales de mitrailleuses en tir lointain nous parviennent seules très espacées, et presque à bout de souffle. Nous gagnons le Sud de Mézières, près de Villers-aux-Erables. Nous jouissons alors d’une véritable détente physique et morale. Presque tous les éléments du bataillon se trouvent réunis à la côte 104.

Une batterie d’artillerie anglaise isolée et qui n’a pas l’air de se préoccuper de la situation est là dans le bled et tire encore. Une mitrailleuse du bataillon a fixé son trépied sur la route et tranquillement vide des bandes sans arrêt sur la ligne d’horizon et quelque carrefour lointain. Evidemment tous ces projectiles peuvent gêner les boches. Ceux-ci d’ailleurs ont terminé sans aucun doute leur attaque de la journée. Aussi loin que porte le regard ou la jumelle, pas la moindre silhouette. Le grand calme est revenu sur la plaine. La « saucisse » a disparu.

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Ballon d’observation allemand dans le bois de Cayeux-en-Santerre
(Coll. Marc Pilot)

La nuit vient vite. Je vais prendre les ordres du commandant et il m’est bientôt prescrit de remonter vers l’avant. Nous nous reformons et je porte ma compagnie au sud du village de Mézières où nous devons passer la nuit. La compagnie s’étale sur un front vaste et je place mon PC au centre, en plein champ. Comme installation, un sillon de bonne terre de France et c’est tout. Comme confort on a vu mieux. Mais y songe-t-on seulement ?

Après une telle journée fertile en émotion, l’essentiel est de posséder sa tête sur ses deux épaules et ma pensée est toute entière pour le capitaine de Valicourt mort pour la France à Arvillers et dont l’âme noble s’est envolée pour toujours.

Les idées noires disparaissent vite. Mon vieux camarade Féraud, qui commande une section de mitrailleuses, arrive justement suivi de ses chasseurs et de ses pièces. Il est mis à ma disposition jusqu’à nouvel ordre. Je l’accueille à bras ouverts. Sa grande silhouette s’agite dans la pénombre. Il a jeté sur ses épaules, par-dessus sa capote et son équipement, une grande pèlerine d’alpin bleu foncé. Son rire est clair et son bel accent de Draguignan résonne inlassablement. Nous parcourons la ligne et fixons l’emplacement de ses pièces. Puis nous cassons la croûte. Il s’agit enfin de passer la nuit en plein air comme des gueux.

 Un sillon élargi par les pelles-bêches nous servira de couche et Féraud me propose la combinaison suivante que j’accepte. Nous nous enroulerons tous les deux dans son vaste manteau alpin. Bien serrés ainsi l’un contre l’autre et préservés de l’air extérieur nous dormirons sans nul doute comme des bienheureux. Et ce fut ainsi. Toute la nuit, en dormant, je sens le souffle tiède de mon camarade sur ma joue.

 Ce devait être son dernier sommeil. Je puis garantir qu’aucun mauvais songe ne l’a troublé. Sa conscience était en règle. N’avait-il pas comme saint Martin partagé son manteau avec plus malheureux que lui. Il est vrai que cet autre était un vieux camarade de combat, un de ses plus fidèles amis, l’égal d’un frère.

 

29 mars

Le jour nous trouve debout, battant la semelle et scrutant l'horizon. Rien d'anormal. Nous recevons l'ordre de nous replier plus au sud-ouest du village de Mézières, ce qui s'effectue sans incident. J'installe ma compagnie sur un front très vaste. Notre mission est paraît-il de soutenir le 321e, mais sur cette immensité aucun élément de ce régiment n'apparaît. Le 401e  est à notre gauche dans le village de Mézières. Une patrouille de la compagnie y a en effet assuré la liaison avec ce régiment.

Je passe avec Féraud une matinée assez morne car la pluie et la grêle même tombent par intermittence. Nous nous réfugions sous nos toiles de tente. Puis le soleil réapparaît. Au début de l'après-midi, pour m'occuper, je prends quelques clichés avec mon Vest-Pocket. Je photographie ainsi Féraud au milieu de ses mitrailleurs. Mais notre attention est bientôt en éveil. Mézières à notre gauche est violemment attaqué. Les obus battent le village et les mitrailleuses crépitent.

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Le lieutenant Féraud (au centre nue tête) au milieu de ses mitrailleurs le 29 mars 1918.
Il devait être tué peu après.

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Mitrailleur endormi

Le commandant m'envoie l'ordre de coopérer par mes feux à la défense du village que tient le 401e. Mission que je confie à la section Person à mon extrême gauche. Mais la prise de Mézières par l'ennemi me contraint bientôt d'effectuer un léger mouvement de repli vers le sud de Villers-aux-Erables, toute liaison avec le 401e étant devenue impossible.

Vers 5 heures du soir le 321e qui se trouvait effectivement en avant de nous est attaqué et débordé par le nord de Plessier-Rozainvillers, sur notre droite cette fois. Le recul du 321e s'effectue dans cette direction. Sur notre front toujours rien. Allons-nous revivre la même journée qu'hier ? Nous sommes là, tous aux aguets, à demi dressés derrière nos trous hâtivement construits. Les mitrailleurs ont du mal à trouver un objectif, les silhouettes du 321e apparaissant encore devant nous ça et là.

Mais, aussi brutalement qu'hier, nous sommes soudainement pris à partie par un tir discret et diablement ajusté de mitrailleuses. Et pourtant comment répondre? Il nous est impossible de voir d'où partent les coups. Nous ripostons pourtant, plutôt mal que bien. La partie une fois de plus me paraît mal engagée : en face de nous l'ennemi supérieur en nombre fixe notre front et manœuvre en nous débordant dans les trop vastes intervalles qui séparent nos unités.

Ma liaison avec la 1re compagnie à ma droite est perdue sans nul doute, car de son emplacement ce sont désormais des coups qui nous parviennent. La situation devient critique. Encore une fois c'est le fidèle Moussu qui accourt, bravant le danger, m'apporter l'ordre verbal du commandant de me replier en direction du bois de Moreuil. Le décrochage de la compagnie est terrible. Encerclée des trois côtés son repli s'effectue sous une grêle de balles.

En tête de ma liaison, je prends pour direction les futaies qui couvrent Moreuil et la vallée de l'Avre. Inutile d'exécuter des bonds, le sol n'offre aucun abri. Nous nous replions donc, debout, sans arrêt, offrant à l'adversaire un objectif remarquable. Aussi sommes-nous environnés par les points d'impact des projectiles qui nous suivent et nous encerclent sans relâche. Comment ne suis-je pas frappé ? Je l'ignore. Ma vie ne tient qu'à un fil. Je le sens et ceux qui me suivent sentent comme moi toute l'angoisse de notre situation. Sifflements, craquements nous fouettent les oreilles. Nos tympans vibrent.

Impossible de courir. Nous sommes essoufflés et le chemin est trop long à parcourir avant de trouver un masque. Nous marchons sous les balles qui crachent plus que jamais et tombent par nappes, comme les trombes d'eau pendant les orages d'été. Devant mes pas la terre gicle. Je vais plus vite. La grêle me suit et semble m'envelopper. C'est une hallucination. Je n'en sortirai pas vivant et je remets mon sort à Dieu.

Soudain je pense à ma mère, ma seule protection et mon unique salut en cet instant critique. Je m'accroche à cette pensée désespérément. Je répète tout haut machinalement : " Maman... Maman ! " J'éprouve ensuite une crise de rage devant mon impuissance, devant notre impuissance à tous, en face de ce maudit adversaire qui nous tient en ce moment à sa merci et contre lequel nous ne pouvons rien qu'exposer nos carcasses comme silhouette pour qu'il puisse contrôler sur elles l'efficacité de son tir. Patience nous nous retrouverons les boches !

Voilà les sentiments divers qui m'agitent dans ces terribles moments où l'homme est à deux doigts de la mort et de la mort stupide, de l'assassinat disons le mot, et je suis persuadé que ceux qui m'accompagnent, ma liaison, mon caporal-fourrier Bertault qui lie tous ses mouvements sur les miens, que tous voient les mêmes sombres pensées mettre leur moral à la même et dure épreuve.

Nous échappons miraculeusement à cet enfer. Sorti de cette vague mortelle sans trop savoir pourquoi ni comment, je ralentis l'allure et jette un premier coup d'œil sur l'ensemble de ma compagnie qui, de tous côtés, s'est repliée sous ce feu meurtrier. Je circule pour reprendre contact avec mes sections lorsque j'aperçois Féraud à cinquante mètres, qui, séparé de moi depuis le début de notre repli, regroupe ses mitrailleurs. Nous faisons chacun l'un vers l'autre la moitié du chemin qui nous sépare. En nous retrouvant face à face après ce coup dur, la joie éclaire nos deux visages.

Je n'ai pas le temps de continuer. Un coup de faux de mitrailleuse boche, un horrible coup de faux circulaire balaie le terrain. Un centième de seconde : au moment précis où l'axe de la gerbe qui se déplace de gauche à droite nous surprend tous les deux debout, retentit un claquement sec, net, précis, mais un peu mat comme une noix que l'on casse d'un coup de marteau et je vois Féraud dont les yeux n'ont pas quitté les miens, me regarder intensément, passionnément, puis fermer les doucement pour le grand sommeil éternel et s'abattre tout d'une pièce, raide mort, à mes pieds.

Pas un cri, pas un mot, pas un soupir : un seul regard, un seul. Mais un regard qui vaut plus que tous les cris d'adieu de la terre, un regard brûlant, chargé à la fois de surprise, d'étonnement, de réalité, de regret et d'amour. Oui, tout l'amour contenu dans le cœur de ce camarade si bon, si loyal, si sincère, si généreux, s'est jeté pour la dernière fois dans un grand élan, avant de s'éteindre, et c'est moi qui l'ai recueilli pieusement pour toujours.

Lieutenant Féraud, cher et grand ami, tu n'es plus et nos souvenirs communs m'assaillent en foule : trois années d'existence côte à côte dans le même bataillon, l'attaque de Bezonvaux exécutée l'un près de l'autre, la  « Protestation des chasseurs » que tu fredonnais pendant notre progression de nuit dans les trous du ravin du Loup : « A nous les coups de main dans l'ombre… » les casques boches dont nous avions dépouillé nos prisonniers et dont nous étions si fiers, 15-16 décembre 1916 !

Le drapeau tricolore que tu nouais autour de ta taille le matin du 16 avril 1917, drapeau que dans ta folle générosité tu voyais déjà flottant le soir même sur la cathédrale de Laon, souvenirs glorieux, souvenirs amers, mêlés aux souvenirs joyeux de ton exubérance native. Lieutenant Féraud, cher et grand ami, je t'ai pleuré en recueillant ton dernier souffle et je te pleure encore aujourd'hui, car un camarade de combat n'oublie jamais.

Je me suis baissé rapidement et je constate qu'une balle a frappé Féraud, derrière la tête, sur la nuque, juste à la base du crâne. Il est mort sans souffrir et sans être défiguré. Mais une sorte de peur et de répulsion physique me prend. Toucher à ce cadavre est au-dessus de mes forces. Je l'ai toujours connu vivant. Mes yeux se détournent, je ne veux plus le voir ainsi et je me sauve, oui je me sauve loin de là pour ne plus penser à ce cauchemar.

Je vais chercher le mitrailleur Morel, ordonnance de Féraud, et de loin je lui montre le corps resté étendu à quelque cinquante mètres de là. « Va chercher son portefeuille et ses papiers lui dis-je, je n’en ai pas le courage ! » Et Morel exécute cette pieuse besogne.

Mais déjà je n'ai pas le droit de retenir davantage mes pensées sur cet épisode tragique. Je me dois à ma compagnie dont les éléments se rassemblent un peu partout aux lisières des bois de Moreuil que nous venons d'atteindre. Je vais et je viens d'une section à l'autre lorsqu'un agent de liaison m'apporte un petit carré de papier que je déplie soigneusement et dont je prends avidement connaissance : un nom le termine, un nom qui à lui seul symbolise la résistance opiniâtre forçant la victoire, un nom glorieux : Pétain.

Général en Chef à E.M. de Breteuil

Ordre Général N°104

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L’ennemi s’est rué sur nous dans un suprême effort. Il veut nous séparer des Anglais pour s’ouvrir la route de Paris.

Coûte que coût il faut l’arrêter.

Cramponnez-vous au terrain !

Tenez ferme !

Les camarades arrivent !

Tous réunis vous vous précipiterez sur l’envahisseur. C’est la bataille !

Soldats de la Marne, de l’Yser et de Verdun, je fais appel à vous : il s’agit du sort de la France.

Pétain.

Je lis et relis ces paroles, magnifiques dans leur simplicité. Qu'elles aient pu parvenir jusqu'à moi, simple capitaine, au moment précis où je lutte désespérément de toute mon âme et de tout mon corps en pleine bataille, j'en suis tout saisi. Et telle est la force d'irradiation d'un tel chef que je sens renaître en moi une vitalité soudaine et une énergie farouche. Je glisse le papier dans ma cartouchière.

Puis devant moi se dresse la silhouette du général Simon, le cavalier aperçu avant hier en montant en ligne. Le général, très calme, accompagné d'un seul officier est là, sur la route qui, à l'orée du bois, conduit à Moreuil. Il m'interpelle. Je cours à lui. « Eh bien les chasseurs ! On se défend ici sur place. » A ce moment je vois le commandant et le capitaine Voirin se replier tranquillement et venir à nous. Le commandant prend contact avec le général et nous précise verbalement la mission du bataillon. « Tenir coûte que coûte les lisières des bois de Moreuil et s'opposer à toute avance nouvelle de l'ennemi. »

La défense aussitôt s'organise. Les boches ne sont pas loin et ne tarderont pas à paraître. Hâtivement je place tout mon monde sous les arbres. Le champ de tir est exceptionnel. La plaine toute nue s'étend devant nous et nous-mêmes sommes invisibles. La CM, des dragons à pied et une compagnie du 321e (capitaine Grimond) s'organise comme nous et bientôt, lorsque les premières silhouettes boches apparaissent, c'est un ouragan de fer qui se détache des bois que nous occupons et se précipite sur elles.

Notre fusillade roule ininterrompue, sans arrêt, comme les vagues de la mer. Fusils, FM, mitrailleuses, soulèvent sur la plaine des nuages de poussière. Quelle joie féroce de tenir à notre tour, sous notre feu, ceux qui tout à l'heure croyaient nous avoir anéantis. Nous voyons les masses allemandes disloquées, courir éperdues au hasard, cherchant le moindre abri, la moindre motte de glaise pour s'y terrer. Le vide du champ de bataille est créé instantanément, mais notre tir ne ralentit pas une seconde. Deux heures durant, il crépitera férocement, impitoyable, balayant le plateau, ricochant, rebondissant, fauchant, hachant tout et semant loin sur les arrières ennemis les projectiles à profusion.

Féraud sera vengé. J'ai pris un mousqueton et je m'applique à placer mes balles sur une motte de terre où j'ai vu tout à l'heure s'aplatir un boche. Sans répit, sans me lasser, je tire à la même place sur cette motte grise qui, je l'espère, n'abrite plus qu'un cadavre transpercé.

Tous les officiers ont d'ailleurs le fusil à la main. Sur la ligne de feu où je circule, les chasseurs font merveille. Le général Simon, le commandant, le capitaine Voirin, debout sur la route au milieu de nous, regardent silencieux. Le spectacle est si poignant qu'il se passe de commentaires. Chacun sent profondément que l'ennemi surpris, désemparé, paye cher sa journée et ne progressera plus.

Nos munitions sont inépuisables : sur le talus de la route, un caisson de cartouches s’est vidé et les chasseurs viennent s’y ravitailler. Puis le général Simon nous quitte et, toujours suivi d’un seul officier, redescend tranquillement la route qui mène à Moreuil. Le sang froid et le courage de ce général de cavalerie restant volontairement sur la ligne de feu au milieu de nous ont forcé notre admiration.

La nuit vient rapidement, et le commandant prescrit aux compagnies de se décrocher successivement par sections, ce qui permet d’alimenter notre tir jusqu’à la nuit noire. Je fais prendre par mes chasseurs le plus de paquets de cartouches possible et nous nous retirons sur Moreuil en descendant les pentes boisées et ravinées qui conduisent au village. Celui-ci est désert. Quelques territoriaux y semblent égarés. Nous traversons l’Avre et, par le même itinéraire emprunté trois jours auparavant, nous gagnons Mailly-Raineval abandonné où nous passons la nuit.

Ma compagnie harassée s’endort dans les premières granges du village, à la sortie Nord. Je fais placer des petits postes aux issues, sur la route que mes chasseurs barricadent. Nous ne serons pas inquiétés. Les boches, là-haut, de l’autre côté de l’Avre, pansent leurs plaies et redoutent de nouvelles embûches. Notre magistrale correction les a rendus circonspects.

Je retrouve à Mailly mon petit fourrier cabane et l’on s’imagine quelles effusions furent les nôtres. Heureux de nous revoir, il nous a préparé un ravitaillement de choix. Il est vrai que la ferme où je place mon PC possède encore sa basse-cour. Une superbe volaille rôtie nous fait oublier vivement les misères de l’heure. Et voilà comment, Dieu me pardonne, j’ai mangé du poulet le vendredi Saint.

 

30 mars

Réveil à 4 h 30. Je vais voir le commandant à la mairie, il nous donne l’ordre de nous porter sur une position située à l’Ouest de Morisel et dominant la vallée de l’Avre et le village de Moreuil. Nous franchissons crêtes et ravins et prenons nos emplacements vers 9 heures à la lisières des bois de la ferme d’Anchin. Nous creusons des trous individuels sur cette hauteur dont la vue s’étend fort loin au-delà de Moreuil, jusqu’aux positions que nous occupions hier soir et où nous avons arrêté nos assaillants.

Bientôt l’ennemi tente de déboucher dans la vallée. Il fait précéder son action d’un bombardement terrible de Moreuil que nous voyons brûler sous nos yeux. L’après-midi se passe et nous faisons échouer par nos feux la tentative ennemie pour s’emparer du village.

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Combats sur l’Avre le 30 mars 1918

Il pleut à torrent et nous nous réfugions sous nos toiles de tentes : nous sommes trempés jusqu’aux os. La nuit vient sans changement de la situation de part et d’autre. Je dors un peu. Je suis gelé. La cuisine roulante vient nous apporter la soupe vers minuit.

 

31 mars

La journée est assez morne. Toujours en position sur les pentes dominant le champ de bataille. Mes agents de liaisons me confectionnent une petite cagna sous bois. Je circule, je vais voir Ramby et Perrodo sur ma gauche. Je suis attentivement à la jumelle les mouvements de l’ennemi qui s’obstine sur Moreuil mais que les tirs de notre artillerie stoppe partout. Le ravitaillement du soir est plutôt maigre. Il fait froid. Nous sommes transis.

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Emplacement vers 9H à la lisière du bois de la Ferme d’Anchin le 30 mars

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Moreuil en flammes le 30 mars

 

1er avril - Pâques

Situation inchangée. Les boches ne renouvellent pas leurs tentatives d’attaque. J’ai la visite du commandant. Notre artillerie est très active. Mais celle des boches commence à taper sur notre hauteur assez près de nous. Je fais creuser une tranchée abri par mes agents de liaison. Le soleil réapparaît : je dors et écris quelques lettres.

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Capitaine Petit Pâques 1918

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Tranchée-abri creusée par
les agents de liaison
(Totems au premier plan)

 

2 avril

Je me lève à 4 heures du matin pour une ronde de nuit dans ma compagnie. Rien d’anormal, tout est en place. Vers 9 heures, les boches marmitent nos tranchées et mon PC dans le petit bois. Nous sommes terriblement repérés. J’ai quatre blessés dont le caporal David assez gravement. L’incendie de Moreuil continue… Le château est en flammes.

J’ai l’impression que l’ennemi a dû regrouper ses forces ces jours derniers. Il a certainement franchi de nuit la vallée de l’Avre et doit se préparer à donner l’assaut à nos positions. Ses tirs d’artillerie qui se font plus précis sont de mauvais augure. Un de leurs obus tombe à trois mètres de mon trou ! J’apprends le soir que Rambaud a été blessé peu gravement à la cuisse. Mais j’apprends aussi que nous serons relevés dans la nuit par le 5e Cuirassiers à pied. Ceci est de bon augure.

Citation à l’ordre de l’Armée :

 « Bataillon de la plus belle allure, qui a déjà donné de merveilleuses preuves de crânerie et de mordant en Champagne, à Verdun, dans les Flandres et qui, sous les ordres du commandant de La Pomélie vient d’opposer aux formidables attaques de l’ennemi une réaction acharnée, disputant chaque pouce de terrain avec âpreté et énergie. »

Citation à l’ordre du 36e Corps d’Armée du capitaine Petit :

 « Officier d’élite, digne du temps des grognards et des Marie-Louise. Les 28 et 29 mars a lutté pied à pied contre l’ennemi, l’arrêtant parfois à moins de 25 mètres, faisant le coup de feu avec ses chasseurs et ne songeant qu’à être encore plus braves qu’eux. »

signé : Général Nollet

Quatre médailles militaires dont une au chasseur Descours de la 2e compagnie.

Le capitaine Petit poursuivit une brillante carrière militaire qu’il termina comme colonel. Il est décédé le 5 décembre 1997, il était le dernier survivant de la promotion de la Grande Revanche.

 

Sources : archives familiales communiquées par Monsieur Stéphane Petit.

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