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Thomas F. Dinesen

42nd CEF Bn, Royal Highlanders of Canada, 2075467
Victoria Cross, Croix de guerre

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Thomas Fasti Dinesen est né le 9 août 1892 à Rungsted, Danemark. Sa mère était issue d’une riche famille de négociants et son père était un officier qui, poussé par son anti-germanisme, avait combattu pour la France en 1870 et reçu la Légion d’Honneur. Rentré au Danemark en 1879, après avoir vécu un temps avec les Indiens dans le Wisconsin, il devint écrivain et parlementaire  (on lui doit « Paris sous la Commune » publié en français en 2004 par Michel de Maule). Gravement atteint par la syphilis, il se suicida en 1895. L’image de ce père qu’il a très peu connu a certainement beaucoup influencé Thomas qui n’était encore qu’un jeune étudiant lorsque la guerre éclata.

Il rejoignit aussitôt le corps des étudiants volontaires, Akademiske Skyttekorps, persuadé que tôt ou tard il aurait à participer à cette guerre pour lutter contre l’hégémonie prussienne et pour que le Schleswig redevienne danois. En janvier 1916 il obtint son diplôme d’ingénieur et devait effectuer son service militaire dans la marine en avril mais il se blessa au genou en skiant et fut déclaré inapte.

Dès lors il chercha par tous les moyens à s’engager dans une armée alliée : la France fut la première à l’éconduire et il n’eut pas plus de chance avec l’Angleterre. En avril 1917 il s’embarquait pour les USA où on lui laissa entrevoir la possibilité de s’engager (à condition de régulariser sa situation) et peut-être d’intégrer Saint Cyr car il parlait assez bien français. Tout cela allait prendre du temps et à son grand désespoir la guerre risquait d’être finie bien avant. Ce fut par hasard qu’il poussa la porte d’un bureau de recrutement canadien à New York le 12 juin 1917 : une demi-heure plus tard il était enrôlé !

Dans le train qui le conduisait à Montréal il rencontra Jack Andrews, Britannique habitant Rio de Janeiro, qui allait devenir l’un de ses meilleurs amis. Le 26 juin 1917 Thomas Dinesen devenait soldat du Royal Highlanders of Canada, le fameux Black Watch. Il s’adapta très bien à sa nouvelle condition mais il ne put devenir sous-officier car il ne maîtrisait pas assez l’anglais. En octobre le bataillon fut transféré en Angleterre et en mars 1918 il débarquait à Boulogne.

Pour Thomas Dinesen la guerre commençait enfin mais aucun engagement d’envergure ne se déroulait dans les secteurs d’Avion, Lens, Liévin où il se trouvait. Il attendait avec impatience la grande bataille, celle qui lui donnerait enfin l’occasion d’affronter l’ennemi presque comme dans un combat singulier. Le 8 août 1918 il se trouvait dans le Bois de Gentelles lors du déclenchement de la grande offensive : son heure était venue. Parti du Bois d’Hannon le bataillon s’empara de la cote 102 et passa la journée du 9 près de Mézières-en-Santerre. La journée du 10 allait être mémorable.

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Tartan Black Watch

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Cap badge du 42nd CEF Bn

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Debout de gauche à droite : Chriss Neilson, Mac McLean, Sam MacDonald
Assis de gauche à droite : Jack Andrews, Thomas Dinesen
Lière 21 mai 1918

DANS LES TRANCHÉES ENTRE FOUQUESCOURT ET PARVILLERS

13 août 1918

Pour l’instant tout est bien tranquille. J’ai pu écrire un peu assis dans une niche de la tranchée surchauffée. Nous avons été très occupés ces derniers jours…

Après le coucher du soleil dans la soirée du 9,  nous avons de nouveau marché vers l’est depuis le bois de Mézières en suivant la route Amiens-Roye. Deux avions allemands nous survolèrent à plusieurs reprises mais je ne pense pas qu’ils aient pu nous voir dans la nuit noire, ils savaient juste que selon toute probabilité les routes devaient être encombrées de troupes et ils larguaient régulièrement des bombes qui tombaient heureusement à gauche et à droite de la colonne si bien que personne ne fut touché.

Vers 2H nous fîmes halte dans la plaine dénudée près de Folies et on nous ordonna de creuser des trous individuels. Le sol n’avait pas été cultivé depuis trois ans et il était dur comme la pierre, de plus on ne pouvait rien faire de bon avec nos ridicules petits outils individuels. On gratta et transpira une heure durant et nos mains se constellèrent bien vite d’ampoules, chacun se contenta d’ériger une petite taupinière derrière laquelle on s’endormit paisiblement. Quand nos officiers arrivèrent au cours de la matinée ils trouvèrent le résultat bien peu satisfaisant et nous firent avancer de 500 mètres jusqu’à une vieille tranchée allemande qui offrait un meilleur abri.

Toute la journée les obus arrivèrent en sifflant encore et encore nous dérangeant et nous ennuyant si bien que je décidai avec Chriss de chercher un meilleur trou. Nous en trouvâmes un, carré et profond, qui avait servi aux Allemands pour stocker des munitions, on le nettoya et couvrit le sol avec de vieux sacs à terre. On rapporta ensuite des chevrons et des tôles ondulées du village en ruines, le dessus fut recouvert d’une mince couche de graviers et on invita le soir la section à prendre le thé.

Au cours de la nuit les aéroplanes allemands arrivèrent en force et transformèrent le village en enfer mais Chriss, quelques types et moi étions à 3 mètres sous terre, protégés contre tout sauf un coup au but, plaignant les autres gars du dessus dans leur tranchée peu profonde. Aucun ne fut touché cependant car nous étions dans les champs tandis que les Allemands ne bombardaient que le village cependant de nombreux chevaux qui venaient d’y être parqués furent massacrés par douzaines. Les chevaux, soit dit en passant, semblent jouer un rôle mineur dans la guerre d’aujourd’hui et l’on en voyait rarement sur le front. Je ne redoutais rien tant que d’en voir à demi-morts et désarticulés agonisant le long des routes. Cela peut paraître stupide d’avoir plus de compassion pour les animaux qui souffrent que pour les hommes, certes leurs sentiments sont moins aigus que ceux des hommes et ils ne souffrent pas mentalement mais je ne pouvais empêcher ce sentiment.

Le 11 à 20H nous avançâmes de nouveau en suivant cette fois d’étroits sentiers boueux. Nous errâmes à travers l’obscurité durant 5 ou 6 heures mais sans aller bien loin, 3 ou 4 km à l’est tout au plus. Bien sûr il n’est pas évident de trouver son chemin à travers un labyrinthe de vieilles tranchées, de monceaux de ruines et de nouveaux chemins mais pour le coup nos sympathiques et charmants officiers n’étaient pas plus capables de lire une carte que la plus commune des vaches et furent dans l’impossibilité de trouver le chemin de nuit. Très régulièrement la colonne faisait halte et formait un groupe passionné, excité et étudiaient la carte à la lueur d’une lampe de poche. Nous les entendions discuter à voix basse et irritée, en désaccord sur la route, la direction et les points cardinaux. Peu après arrivait un « demi-tour ! » sourd et exaspéré et nous reprenions le chemin en sens inverse.

J’avais une diarrhée monstre. Nous avions tous l’estomac patraque probablement à cause des litres d’eau de toute sorte de puits et de mares que nous buvions avidement durant ces chaudes journées. Je mettais bientôt à profit ces conférences routières qui me laissaient juste assez de temps pour disparaître dans un fossé le long de la route. Le kilt pouvait parfois se révéler pratique !

Nous avons eu peur cette nuit, ou moi du moins. Nous savions que notre tour était venu, la compagnie « D » avait été épargnée jusque là mais maintenant l’offensive marquait le pas, les Allemands qui avaient récupéré du premier choc avaient fortifié leurs positions et opposaient une résistance farouche, défendant furieusement  chaque mètre. Nous allions devoir ouvrir une brèche dans leurs lignes …

Le front tout entier était en éveil cette nuit-là ; le grondement augmentait au fur et à mesure que nous avancions vers l’est. Le ciel était zébré de flammes blanches, rouges et bleues et nous marchions droit vers la fournaise.

Comme nous traversions Rouvroy un obus siffla au-dessus de nos têtes, d’autres suivirent. Un canon à longue portée nous expédia en tout une douzaine d’obus. Les Allemands devaient avoir un espion avec un téléphone caché quelque part dans une cave ou alors avoir un autre moyen pour savoir quand nos troupes passaient car le village était bombardé chaque fois qu’un bataillon le traversait. Nous entendions les départs au loin et retenions notre souffle pendant que les obus chuintaient comme des esprits démoniaques et arrivaient droit sur nous ! Ils frappèrent seulement un mur sur la gauche en projetant sur nous tous des morceaux de briques, des éclats et de la poussière où s’enfoncèrent dans le sol à droite de la route. Il n’y eut aucun blessé.

En sortant du village nous croisâmes un blessé allongé sur le bas-côté de la route tandis qu’on le pansait dans le noir. Bien avant d’arriver à sa hauteur et bien après encore nous entendîmes ses cris rauques et forcenés : « Haaa…. Fichez-moi la paix bon Dieu ! Haaa … Fichez-moi la paix bon Dieu !! »

Le ciel rougeoyait doucement à l’est (c’était juste hier) quand nous arrivâmes à destination ou plutôt à notre base de départ pour les opérations à venir. C’était une vieille tranchée comblée avec des rouleaux de barbelés et des monceaux d’ordures et, quelque part au milieu, il y avait un méchant barbelé qui balafrait chaque genou dénudé qui passait.

Nous nous étions assis lourdement et avions desserré un peu notre brelage  quand le capitaine Gafftrey arriva pour emmener quelques-uns d’entre nous en patrouille. Il faisait encore sombre et nous avançâmes à tâtons parmi les rouleaux de barbelés et les trous pendant une demi-heure  sans rien noter d’intéressant. Le capitaine renvoya la patrouille et se dirigea vers Fouquescourt, un gros village qui avait été pris d’assaut le 10 par un de nos bataillons, pour y obtenir des informations. Je lui demandai la permission de l’accompagner, ce qu’il accepta vivement.

En chemin, le capitaine Gafftrey m’expliqua les progrès des opérations. Dès le début il avait été bon et amical envers moi, comme moi il était ingénieur et venait juste d’obtenir son diplôme avant de s’engager.

Nous avions juste le temps de traverser la plaine et d’atteindre le village avant que la lumière du jour ne puisse révéler notre présence à l’ennemi. Fouquescourt grouillait de soldats de la 10e Brigade qui attendaient la relève avec impatience. Dès la première maison on nous offrit un verre de bière des plus bienvenus et on appela un officier pour nous mettre au courant.

Ce dernier déclara que nous avions atteint l’ancienne ligne de front de 1915-1916 d’avant le repli allemand de mars 17 et que le 42e se trouvait en plein dans l’ancienne tranchée française devant le  no man’s land. Le Boche s’était retranché dans ses anciens quartiers et avait garni chaque poste avec de nouvelles mitrailleuses. Notre offensive était tombée sur un bec ici. On avait pris Fouquescourt et ouvert une brèche dans la défense allemande mais plus au sud l’attaque contre Parvillers avait échoué et une division britannique avait été repoussée avec de terribles pertes. Nous allions devoir nous emparer de Parvillers.

Nous n’aurions pas de soutien d’artillerie et les deux tanks qui étaient intervenus la veille avaient été détruits et restaient échoués au milieu de la plaine.

Les troupes ne tenaient que Fouquescourt. Comme la plupart des villages de la région, Fouquescourt était constitué d’un groupe de fermes, de jardins et de gros arbres ceinturés par d’épaisses haies. Le capitaine Gafftrey, le commandant et moi en fîmes le tour pour jeter un œil sur Parvillers et La Chavatte à 3 ou 4 km de là. Une grande plaine dénudée et parfaitement plate s’étendait entre nous et Parvillers, les grandes herbes grises luisaient de rosée dans le soleil matinal. L’endroit semblait calme et désert, aucune trace visible de l’ennemi et l’herbe recouvrait toutes les cicatrices de la guerre. Mais nous savions que cette plaine tranquille était parcourue de tranchées garnies d’hommes et de mitrailleuses.

Une attaque frontale à travers le no man’s land était hors de question, peut-être était-il juste possible d’attaquer de flanc : pénétrer dans une tranchée à Fouquescourt, se frayer un chemin, nettoyer la tranchée coude après coude.

 

Fouquescourt était un abattoir ! Les blessés de l’attaque victorieuse avaient été évacués mais les cadavres gisaient encore partout le long des rues et des jardins. Des Allemands principalement et comme ils étaient jeunes ! Des adolescents pour la plupart ! Les grosses mouches bleues bourdonnaient déjà autour d’eux, le visage d’un tué était presque noir et au début je le pris pour un nègre. De quoi donc était-il mort ?

Au retour vers le bataillon nous dûmes ramper au sommet des trous pour ne pas être vus. Le soleil taquinait nos boutons et nos boucles allègrement fourbis et bien entendu nous ne voulions pas être mis hors-jeu juste avant le début !

Les autres avaient commencé le petit-déjeuner quand nous arrivâmes et le sol de la tranchée était encombré de soldats qui dormaient pelotonnés ; j’étais affamé et j’explorais les alentours pour trouver un peu de pain et de bacon puis je m’endormis aussi pour une heure ou deux.

A 10H nous étions de nouveau en route en file indienne le long du fossé sur 500 à 600 m jusqu’à Fouquescourt où nous nous abritâmes. Nous relevâmes le bataillon et nous préparâmes pour l’attaque.

Le capitaine Gafftrey nous rejoignit dans une longue et profonde tranchée de communication au centre du village et donna à chacun de nous des ordres particuliers. Nous devions avancer sur une file à 6 pas d’intervalle, les deux premiers avec fusils et baïonnettes puis Witley et Halley avec un gros sac de grenades chacun. Le lieutenant Scott serait en 5e position avec toute la section derrière. L’un après l’autre on nous indiqua notre place et notre rôle. Si les hommes de tête étaient touchés les autres devraient prendre leurs places. Si le lieutenant Scott qui commandait était touché les sergents puis les caporaux le remplaceraient, s’ils étaient tués ou blessés l’un de nous prendrait le commandement : d’abord McLean puis moi. Enfin, quand tout fut minutieusement arrangé, le capitaine Gafftrey se tourna vers moi : « maintenant Dinesen tu passeras devant et Mac te suivra. »

La tranchée nauséabonde devint aussi chaude qu’un four vers 9H, il n’y avait pas un brin de vent et le soleil luisait dans le ciel bleu… Nous débouclâmes tout notre équipement et le laissâmes dans la tranchée tandis que nous allions rôder dans les fermes désertes à la recherche d’eau. Fouquescourt qui durant des années avait fait partie de la ligne de front allemande avait assez bien résisté aux bombes et aux combats. Bien sûr toutes les maisons avaient été fracassées mais il y avait encore des jardins avec de nombreux arbres en feuilles. Combien cela était différent de l’état des villages autour de Lens ! Il y avait des puits aussi, la plupart intacts, mais l’eau était épaisse et putride. Nous les passâmes tous en revue et finîmes par en trouver un qui sentait moins, nous remplîmes nos estomacs et nos gourdes. Dans la tranchée et dans la plaine ce serait certainement pire qu’ici, chaud comme l’enfer ! Je retirai ma chemise et la fourrai dans ma musette. J’aurais été plus à l’aise si j’avais ôté ma veste mais j’allais devoir transporter 2 ou 3 grenades dans chaque poche.

Vers 15H nous reçûmes un peu de pain et de corned-beef puis nous nous alignâmes comme prévu dans la tranchée, nous étions une cinquantaine.

En tête nous ne pouvions pas imaginer un instant que nous allions nous en sortir… Je jetai un regard plein de regrets autour de moi comme nous le faisions enfants le dernier jour des vacances d’été… Tout allait si bien, le monde était si chaud, si beau et je devais laisser tout cela. Quoi qu’il en soit nous devions d’abord nous battre, un vrai combat d’homme à homme dans une tranchée étroite, à la grenade, au fusil, à la baïonnette, un combat comme j’en avais toujours rêvé d’aussi loin que je m’en souvienne.

A 15H30 le signal retentit :  « allez les gars, on y va… » Nous quittâmes l’abri de la haie et suivîmes tranquillement la tranchée dans la plaine.

Les tranchées étaient vieilles et à demi-comblées à maints endroits, les Allemands les avaient peut-être utilisées comme communication entre les postes d’écoute et les positions de mitrailleuses. Je devais rester accroupis pour éviter que ma tête ne dépasse du parapet. Tous les 10 ou 15 mètres la tranchée faisait un coude et des embranchements partaient à gauche ou à droite. Il était impossible de savoir quel chemin prendre et très vite je m’égarai dans ce labyrinthe.

De l’ennemi nous ne vîmes rien pendant les premières minutes. Nous avions progressé de quelques centaines de mètres quand il fallut soudain stopper :  la tranchée avait été comblée et une route la traversait, construite soit par les alliés en 1917 ou les Allemands cet été. « Attend une minute Mac ! » Je risquai prudemment un œil, centimètre par centimètre, pour voir de l’autre côté. Tout semblait calme et paisible, je sautai sur la route et plongeai dans la tranchée de l’autre côté suivi par Mac et les autres. La tranchée faisait un coude et traversait de nouveau la route, je sautai vivement sur la route cette fois et je vis que la tranchée de l’autre côté était obstruée par des paquets de barbelés. Derrière il y avait de nombreux casques et des uniformes gris, au même moment des mitrailleuses ouvrirent le feu des deux côtés et les balles piquetèrent le sol à mes pieds. Je ne fus pas touché et je dégringolai dans notre tranchée… « Que fait-on maintenant Sir ? » « Et bien on va prendre cette position ! Allez, maintenant ! » Mais juste comme  nous allions nous lancer dans une charge désespérée quelqu’un cria de l’arrière que nous avions pris une mauvaise direction et que nous devions rebrousser chemin, c’était certain car il y avait en face de nous les cimes des arbres de La Chavatte.

Six d’entre nous avaient traversé  la première route et les deux derniers étaient en train de sauter pour revenir quand les mitrailleuses arrosèrent de nouveau de chaque côté, Halley qui était le deuxième s’effondra sur la route le corps criblé de balles. Ils s’arrangèrent pour le tirer et le faire basculer mais pour nous quatre il était hors de question de passer et nous réalisions que nous étions pris au piège par Fritz entre les deux passages.

Les Allemands derrière la route et les barbelés ne pouvaient pas nous voir mais ils commencèrent à nous expédier des grenades, des douzaines de leurs fichues grenades à manche arrivèrent nous forçant à nous mettre à couvert de belle façon. Ces maudits Fritzies semblaient décidés à nous exterminer minutieusement et consciencieusement. Witley et moi rampâmes dans la tranchée jusqu’à la route pour calmer leur ardeur avec une paire de grenades. Côte à côte nous en dégoupillâmes deux autres et nous nous levions pour les lancer quand Witley s’écroula soudain sans un bruit avec un petit orifice de balle dans le front juste sous son casque et avec l’arrière de la tête enlevé. L’un de nos plus braves camarades disparu si vite… L’un de mes meilleurs amis aussi !

Je m’accroupis de nouveau et regardai le soleil… Nous était-il possible de tenir jusqu’au crépuscule et ramper en arrière à la faveur de l’obscurité ? Mais  notre section nous attendait et tous nous criaient de revenir et de ne pas retarder la guerre ! Le lieutenant Scott osa une manœuvre audacieuse. A plat ventre et dégageant les obstacles à la main il se fraya graduellement un passage sur la route en se faisant aussi plat que possible. Mac et moi retenions notre souffle tant nous étions fascinés par la scène… Bon Dieu il y arrivait et il parvint finalement à s’en sortir sans être vu et sans avoir essuyé un tir… Nous lançâmes alors notre équipement et Mac rampa pendant que je lançai une grenade pour attirer l’attention de Fritz. Un dernier adieu à Witley dans sa mare de sang et je rampai à mon tour en disant au revoir à Fritz avec mes deux pieds en l’air avant de tomber très soulagé dans notre tranchée parmi mes amis.

La progression avait stoppé pendant que nous étions pris au piège et nous trouvâmes la section attendant avec impatience notre retour. Après notre triste expérience aucun des autres n’était chaud pour passer devant mais Mac et moi avions reçu notre baptême du feu et nous étions plus que décidés à faire une nouvelle tentative et à venger Witley et Halley. Je pris l’équipement de Halley à la place du mien que j’avais abandonné, nous remplîmes nos poches de grenades et trouvâmes le bon chemin un peu en arrière. Un court instant et nous étions en face de l’ennemi.

Au détour d’un virage vite franchi deux Allemands en gris se trouvent juste en face de moi… Deux lueurs rouges partent… mais ils m’ont loupé et c’est mon tour maintenant. Un tir réflexe sur l’un et l’autre prend la fuite. La route est libre ! « Allez les gars, envoyez-les en enfer ! » Au coude suivant une volée de balles et de grenades parties d’un poste de mitrailleuse frôlent ma tête… Je tire comme un fou jusqu’à ce que mon magasin soit vide puis je jette le fusil et balance mes grenades, la tranchée est remplie de poussière et de fumée. Mac est venu me rejoindre, ses tirs tonnent dans mes oreilles… A l’arrière on lance des tonnes de grenades sans se soucier de qui va les recevoir. Ils crient, ils hurlent « envoyez-les en enfer les gars ! » Les grenades allemandes éclatent partout autour de Mac et moi dans la tranchée et sur le parapet. Nous nous aplatissons au fond de la tranchée et ne sommes même pas blessés par une explosion qui se produit à trois mètres même si nous recevons un bon tas de débris sur le dos. Jack arrive de l’arrière avec une provision de grenades Mills… « En voilà maudits Fritzies !…Et encore une ! » Ah ils en eut assez les salauds ! Une paire s’échappe et nous les poursuivons, on se déchire les mains et les kilts sur les barbelés et on enjambe la mitrailleuse, les morts et les mourants, on court haletant et suant dans la tranchée, coude après coude… et nous atteignons l’emplacement de mitrailleuse suivant sur lequel on se précipite en hurlant et rugissant à la grenade et à la baïonnette, ivres du combat et ne pensant plus qu’à une chose : se frayer un chemin et tuer !…

Toute l’après-midi d’hier nous nous battîmes dans ces tranchées. Nous parvînmes à repousser les Allemands jusqu’aux lisières de Parvillers, les poursuivant de nos derniers tirs quand ils bondirent hors de leurs tranchées et coururent s’abriter derrière les haies du village. Ils durent recevoir des renforts et lancèrent une furieuse contre-attaque, nous dûmes nous replier face au nombre. Coude après coude, disputant chaque pouce de terrain nous perdîmes presque tout ce que nous avions conquis dans la journée. Et nous repartîmes en avant !… Quand l’obscurité vint nous étions au milieu de la vaste plaine près de la route Rouvroy – Parvillers… assez loin de notre objectif.

Le kilomètre de tranchée que nous avions conquis nous avait coûté cher. Le lieutenant Scott avait été sérieusement touché par une grenade et l’officier venu le remplacer avait été tué peu après. De nombreux camarades parmi les plus braves avaient trouvé la mort et chacun avait fait de son mieux sans tenir compte du danger, acceptant de perdre la vie pour cette cause et leurs amis. Deux d’entre eux  avaient transporté leur mitrailleuse à découvert quand les Allemands avaient contre-attaqué et les avaient longtemps tenus à distance avant d’être touchés.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Mac et moi ne fûmes pas blessés. La nuit dernière alors que j’étais adossé à la paroi de la tranchée pour me reposer je sentis une douleur aux épaules : un éclat avait déchiré ma veste en plein dans le dos et juste écorché la peau. Mac dut prendre le commandement dans la nuit car tous les sous-officiers étaient tués ou blessés.

Les Allemands avaient perdu plus de monde que nous, Jack assurait avoir compté plus de 32 morts ! J’en avais tué quelques-uns mais je ne savais pas combien. On vit si intensément ces moments de combat qu’il est très difficile de se souvenir de tous les détails plus tard.

Un épisode cependant : il faisait déjà noir quand soudain nous arrivâmes à un endroit où la tranchée s’arrêtait, une route la coupait. Il semblait même y avoir un réseau de routes qui traversait cette tranchée. Nous n’aimions pas beaucoup l’idée d’avoir à traverser de nouveau une route et nous attendîmes le crépuscule à 9 ou 10 quand le nouveau Major qui n’appartenait pas à notre bataillon arriva et prit le commandement. Il arriva en courant vers nous, très énergique et suffisant : « allez, allez les gars, montrez-leur vos kilts ! » Jack et un autre sautèrent sur la route mais la seconde d’après ils dégringolaient dans la tranchée : « il y en a des tas ! » Nous attendîmes une minute ou deux puis nous entendîmes les hurlements d’une autre section de la compagnie, les cris et les coups de feu provenaient d’une tranchée un peu plus à l’ouest presque parallèle à la nôtre. Alors nous essayâmes encore. Nous bondîmes à trois mais juste comme nous plongions de l’autre côté une pluie de grenades à manche s’abattit sur nous, les Allemands étaient bien sur leurs gardes. Nous sautâmes et plongeâmes de l’autre côté de la route tandis que les grenades explosaient à l’endroit que nous venions de quitter. Heureusement que les Allemands aimaient leurs presse-purée et qu’ils les utilisaient à la moindre occasion au lieu d’utiliser leurs fusils qui auraient été autrement plus mortels.

Un tel obstacle est toujours très difficile à franchir aussi longtemps que deux ou trois bons tireurs se tiennent derrière le premier coude mais pour compliquer l’affaire ils avaient installé une mitrailleuse qui prenait toute la route en enfilade. Les Allemands se calmèrent un peu et le Major se rua de nouveau vers nous : « bon Dieu quel est le problème avec vous ? » J’étais à ce moment-là en tête de file et je n’avais pas le choix. Je traversai une nouvelle fois et en deux bonds puissants j’atterrissais  sain et sauf dans la tranchée de l’autre côté tandis que la mitrailleuse pétaradait et que les balles sifflaient autour de moi. Pas un Allemand en vue ! J’avançai jusqu’au premier coude, passai au suivant la baïonnette haute et les autres sur mes talons. Soudain une figure noire  surgit dans l’obscurité en face de moi, mon fusil était prêt. « Qui va là ? » « 42e »  « Moi aussi » « C’est toi Chriss ? » « Mince, c’est toi Tom ? »

A l’évidence les Allemands pris entre nos deux sections, avaient perdu courage et s’étaient repliés. Chriss et son groupe les avaient tous capturés, il y en avait plus de trente selon lui.

Le combat ne cessa qu’à la nuit tombée et jusqu’à ce moment-là nous n’eûmes pas le temps de penser à manger. Dans le sac à dos de Halley j’avais trouvé une boîte de corned-beef mais une balle avait traversé le métal et nous n’y touchâmes pas. J’avais aussi trouvé un bon rasoir qui avait remplacé celui que j’avais perdu mais ce que je regrette le plus c’est d’avoir perdu toutes mes lettres et mes souvenirs.

La fraîcheur du soir était merveilleusement agréable après la chaleur étouffante de la journée mais passé minuit il commença à faire bien froid. Toute la nuit nous restâmes allongés sur la pente de la tranchée, près de l’endroit où nous avions traversé la route, prêts à recevoir une contre-attaque. Toute la nuit les balles de mitrailleuses piquetèrent le sol près de nos têtes et quelques petits mortiers de tranchée et un minenwefer lourd lancèrent des bombes sans causer de dégâts, Fritz devait être aussi fatigué que nous et l’attaque ne vint pas…

J’étais frigorifié et je grelottais depuis que j’avais perdu ma chemise, ma tunique était trempée de la transpiration du jour. Cependant le froid m’aidait à me maintenir éveillé. Dès les premiers signes du crépuscule une âme généreuse était arrivée en rampant jusqu’à nous avec un gros bidon rempli d’un bon thé fumant sur le dos …  Il n’y a rien de meilleur que le thé après une longue nuit passée aux avant-postes ! Aussi longtemps que nous avions quelque chose à faire nous n’avions pas de rhum…

La matinée fut plutôt calme et j’eus du temps pour chercher une nouvelle chemise. Je pouvais en avoir autant que je voulais sur les morts allemands mais après en avoir examiné quelques-uns je renonçai à cette idée. Chriss me donna alors une bougie et je descendis dans une sape allemande pour y tenter ma chance. Elles étaient admirablement construites ces sapes, profondes et sûres, avec de nombreuses pièces séparées et de nombreuses tables et couchettes. Mais elles étaient incroyablement sales et l’odeur était insupportable… Je trouvais de nombreuses chemises mais elles grouillaient toutes de poux, bien plus que les nôtres. Fritz devait être très à court de savon. Finalement je mis la main sur un colis qui venait juste d’arriver et qui contenait entre autre une chemise.

15 août

Est-ce qu’ils nous ont oubliés ? Est-ce qu’ils n’ont plus de réserve après les pertes énormes des derniers jours ? Peut-être les Allemands arrosaient-ils trop violemment nos lignes de communication ? Je n’en sais rien mais c’est notre quatrième jour dans les tranchées capturées. Il ne reste qu’une vingtaine d’hommes de notre section et si nous avons encore la force de tenir nous ne pouvons avancer et encore moins prendre Parvillers.

Hier nous avons encore tenté de progresser. Un nouveau capitaine, un nommé Allen, avait été envoyé pour nous réorganiser en vue d’une attaque dans une tranchée juste comme l’autre fois. J’étais d’abord plutôt tenté de m’y soustraire mais quand il commença à nous aligner je  me rendis compte que je pouvais l’atteindre en sautant et… je demandai la permission de passer le premier.

L’attaque échoua cependant. Fritz s’était barricadé si solidement que nous ne pouvions forcer le passage. Le capitaine Allen reçut une balle dans le cou mais personne d’autre ne fut blessé ou tué. Finalement nous renonçâmes et nous barricadâmes dans la tranchée à l’endroit le plus en pointe de notre avance.

Le premier jour j’avais récupéré un gros pistolet automatique allemand… Juste avant de franchir un coude de la tranchée je jetais un coup d’œil par-dessus le parapet : au même moment un Allemand montra sa tête et me regarda. L’espace d’une seconde nous nous fixâmes -il avait une tête ronde, barbue et effrayée- puis je tirai, me courbai et franchis le coude. Une mitrailleuse, à cinq mètres, était pointée juste sur moi mais le sergent qui était derrière était couché sur le dos avec ma balle entre les deux yeux, elle avait traversé le casque et le cerveau ; il avait un pistolet à ses côtés. Je le ramassai rapidement, c’était juste ce que je cherchais et je repris ma course. Hier je l’ai essayé mais je n’ai rien pu atteindre, mon fusil est beaucoup plus efficace.

Pendant que les autres travaillaient et suaient à remplir des sacs à terre et les empilaient pour faire un mur dans la tranchée qui était assez large et profonde à cet endroit, j’étais allongé au sommet de la tranchée un peu en avant avec mon fusil pour couvrir le virage suivant qui était à une dizaine de mètres. A une centaine de mètres devant dans le prolongement de la tranchée il y avait les restes d’un arbre dont le sommet avait été décapité. Les branches basses formaient une couronne épaisse autour du tronc. Soudain quelque chose bougea derrière le feuillage épais, sûrement un soldat allemand qui l’avait escaladé et qui devait me viser soigneusement maintenant. Je ne pouvais le distinguer clairement et je ne voulais pas tirer pour effrayer inutilement les camarades. Je restais cependant à ma place sans bouger d’un poil, m’attendant à chaque instant à recevoir une balle en pleine tête. Cinq minutes plus tard un sergent arriva en rampant. Il me tendit ses jumelles et je vis que ce que j’avais pris pour un Allemand n’était rien d’autre qu’une branche morte qui se balançait au vent.

On nous avait envoyé un tas de pain et de corned-beef et on pouvait toujours aussi chercher dans les sapes allemandes... Chriss avait juste mis la main sur une boîte de porc et haricots et s’activait à la faire chauffer sur un réchaud. En revanche nous manquions d’eau, on en avait bien apporté deux bidons mais la chaleur intense dans les tranchées nous faisait avoir une soif fiévreuse et nous bûmes la réserve en un rien de temps. De plus les boîtes avaient contenu de la paraffine et l’eau avait pris un goût pénétrant de vieille lampe. Nos entrailles étaient encore très dérangées. La nuit passée j’avais eu une telle attaque de crampes d’estomac que je ne pouvais plus tenir debout. J’avais donc reçu la permission d’aller un peu en arrière et de m’allonger sur le sol de la tranchée. Peu de temps après j’étais piétiné par un camarade qui me croyait mort … »

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Itinéraire du détachement de Dinesen restitué à partir d’un rapport de la 7th Brigade

Le récit de la campagne s’arrête après Parvillers, comme si le reste n’avait pas d’importance. A peine une allusion à son grade de lieutenant, quelques lignes sur la remise de la Croix de guerre puis de la Victoria Cross, rien sur la citation qui l’accompagne.

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Citation

« Le 12 août 1918 à Parvillers, France, le soldat Dinesen a manifesté une grande bravoure durant dix heures de combat au corps à corps qui se soldèrent par la capture de plus d’un km de tranchées fortement défendues. Cinq fois de suite il s’élança à l’assaut seul et neutralisa des mitrailleuses et tuant douze ennemis à la grenade ou à la baïonnette. Son exemple valeureux soutint le moral de ses camarades à un moment particulièrement critique. »

 

Le lieutenant Dinesen à la fin de la guerre

Une fois démobilisé il alla rejoindre sa sœur Karen Blixen au Kenya avec laquelle il dirigea une plantation de café entre 1921 et 1923. Cette sœur, qui utilisait souvent le pseudonyme d’Isak Dinesen, est considérée comme l’écrivain danois le plus célèbre du XXe siècle. Deux de ses œuvres ont été adaptées au cinéma :  « La Ferme africaine » par Sydney Pollack en 1985 (Out of Africa), avec Robert Redford et Meryl Streep et « Le dîner de Babette » par Gabriel Axel en 1987 (Le Festin de Babette). Thomas poursuivra également une carrière d’écrivain et connaîtra un certain succès avec «  A l’ombre du Mont Kenya » Un mélange de lettres et de souvenirs sur la jeunesse de sa sœur et sa vie en Afrique.

Thomas Dinesen est mort le 10 mars 1970, il est enterré à Horsholm où une simple pierre rappelle son souvenir. En avril 2005 sa victoria Cross fut mise aux enchères par Thomas Høiland Auktion

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Sources :

« Merry hell ! » a Dane with the Canadians, 1930.   Reedition Naval & Military Press, 2004, ISBN 1-845740-96-3

War diary, Archives Nationales du Canada

http://www.findagrave.com/cgibin/fg.cgi?page=gr&GRid=7333759&pt=Thomas%20Dinesen

 

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