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Souvenirs de guerre de Marie-Louise Delattre

Marie-Louise Delattre est née le 9 avril 1899, pensionnaire à la Sainte Famille à Amiens elle rentra à la ferme familiale à Chaussoy pour les vacances en juillet 1914. Ses souvenirs ont été recueillis par son fils au début des années 60 et ils étaient initialement destinés à sa famille. Les passages contenant des considérations sur le voisinage ont été écartés, le reste du témoignage est livré sans ajouts ou modifications.

La guerre fut déclarée le 4 août ; à part la mobilisation et la réquisition des chevaux rien ne troublait la quiétude du village lorsqu’un samedi soir le village fut envahi par des dragons à cheval (vers le 26 août). Ils étaient exténués, l’officier dit qu’ils venaient de Morangis, que les chevaux n’avaient pas été dessellés depuis des jours, que hommes et bêtes étaient très fatigués et venaient au repos. Le lendemain matin tous les hommes étaient endormis là où on avait pu les loger dans les granges et les bergeries mais en revenant de la grand messe nous fûmes étonnés de voir une effervescence extraordinaire dans le village : les dragons avaient reçu l’ordre de repartir immédiatement. Mauvaise nouvelle en somme, laissant penser que les Allemands n’étaient pas loin. Certains chevaux étaient blessés et fourbus et l’autorité militaire fit tambouriner une réquisition des chevaux.

La table était mise pour le repas de midi mais sans attendre Papa fit atteler une voiture et fit monter la famille pour la mettre à l’abri à Wavignies chez la tante Dupuis. C’est Albert, un jeune charretier, qui conduisait les chevaux. Papa restait à la ferme avec Norine pour garder la ferme et finir la moisson. Dans les villages traversés jusqu’à Breteuil c’était le même tableau de soldats, troupe, artillerie et beaucoup de confusion. Dans le désordre et la foule qui se cherchait Madame Claude, une voisine et amie de Chaussoy, avait perdu ses enfants Jean et Yvonne mais heureusement elle les retrouva plus tard. La famille continua l’évacuation jusqu’à Gournay.

Entre temps la contre-attaque de la Marne fit reculer les Allemands et il y eut une stabilisation du front. Nous décidâmes de revenir à Chaussoy ce qui se fit sans grosse difficulté à part une vérification d’identité par des lanciers à cheval. En arrivant à la ferme Papa avait une drôle de figure, de fait il avait coupé sa barbe. Voilà pourquoi : après le départ en évacuation de la famille et le vide causé par le départ des troupes, cherchant à savoir ce qui se passait, Papa décida d’aller se renseigner et il partit avec sa motocyclette à Ailly-sur-Noye. Il n’y avait personne, tout semblait abandonné même à la gare. Soudain il se trouva nez à nez avec des uhlans, c’est-à-dire avec des cavaliers allemands, qui l’arrêtèrent, lui demandèrent ses papiers et lui intimèrent l’ordre de les suivre. Ils avaient une lance à la main et un fusil en bandoulière. Papa les suivit donc en poussant la moto mais soudain il fit demi-tour et il partit en trombe jusqu’à la ferme où il cacha la moto sous un tas de paille et, cherchant à dissimuler son identité, il voulut se raser car il portait la barbe. Ma sa main tremblait tellement qu’il eût recours au père Dumont, le débitant, pour se faire raser. Puis il tua un cochon pour justifier d’un alibi au cas où les Allemands le recherchent, ce qu’ils ne firent pas.

Le front s’étant stabilisé, des gens revinrent au village. Pendant les années 1915, 1916 et 1917 le front était assez stable et les tranchées étaient du côté de Moreuil et de Rosières. Nous étions toujours avec de la troupe, on voyait des ballons captifs à l’horizon, on entendait le son du canon. Quand il y avait de grosses attaques d’artillerie on voyait les casseroles qui vibraient sur le mur ainsi que les carreaux des fenêtres que nous avions recouverts de bandes de papier. Nous étions à Chaussoy une étape de repos et plusieurs fois nous avons eu les mêmes régiments qui retournaient à l’attaque dans les tranchées. Nous avons eu de la troupe tout le temps. Ces pauvres soldats revenaient du front dans un état de saleté incroyable. Ils avaient vécu dans ces boues de la Somme qui étaient légendaires dans les tranchées. Le bas de leurs capotes était raide de boue, ils arrivaient dans un tel état de misère et de fatigue qu’ils restaient pour un repos assez prolongé, 15 jours à trois semaines. Leurs officiers cherchaient à les distraire en organisant des spectacles avec les talents et les bonnes volontés, souvent on prêtait le piano qui était hissé au-dessus des bergeries. C’était généralement très réussi. Il y avait des aumôniers militaires. L’église était pleine de soldats quant la messe était dite et pour ne pas les déranger nous montions à la tribune. C’était magnifique de voir l’église pleine de soldats bleu horizon qui chantaient.

Au-delà d’Albert c’étaient les Anglais. Nous avons eu des quantités de Sénégalais, nous avons eu des Marocains qui avaient des petits chevaux avec des selles rouges. Les Sénégalais n’avaient jamais vu de neige et trouvaient cela extraordinaire.

Comme on manquait de main-d’œuvre, on incitait les cultivateurs à prendre des prisonniers mais sans grand succès. Nous en avons d’abord demandé 5, ils sont restés un certain temps. Comme ils étaient calmes et tranquilles nous en avons demandé 10. On les a installés dans une bergerie que nous avions reblanchie et ils logeaient là. Ils allaient à leurs occupations mais nous étions plus encombrés par les gardiens qui ne faisaient rien et qu'il fallait nourrir. Parmi les prisonniers il y avait un vacher, un charretier, un peintre qui pour demander si la couleur plaisait disait : « qu’est-ce qui dit la peinture ? » Il y avait deux prénommés Hermann, celui qui avait la barbe rousse s’appelait Hermann Barberousse et celui qui s’occupait des dindons était surnommé Hermann Dindon… Un autre était cordonnier et s’occupait des réparations de chaussures et de harnais pour les chevaux. On les payait directement.

En mars 1918, le jour du jeudi saint, les nouvelles n’étaient pas trop bonnes, on évitait d’en parler lorsqu’en sortant de la messe on se dit : « c’est extraordinaire on entend pas le canon… » Et nous avons pensé que c’était un bon signe parce qu’on ne se battait pas ! Et quelqu’un nous a dit : « pas du tout, c’est que probablement on ne peut pas mettre les canons en batterie ! »

En arrivant au village (l’église de Chaussoy est en plein champ à 1 km) le pays était plein d’Anglais. Il y en avait partout, dans les chemins et plein la cour de ferme, ils commençaient à distribuer du thé au rhum, du corned beef et de la marmelade qu’ils sortaient de longs cylindres lorsque soudain un ordre arriva et tous disparurent. En effet, des soldats français arrivaient pour faire la relève parce que le front tenu par les Anglais avait cédé. Les Français qui partaient à la contre-attaque étaient fous de rage aussi les officiers demandèrent que les Anglais aillent ailleurs. A nouveau il fallait nous préparer à partir. Les soldats étaient dans un tel état d’excitation qu’ils nous interpellèrent parce que nous emmenions la volaille au lieu de la laisser pour eux. L’un d’eux coupa la tête d’une oie qui couvait et me la lança à la figure en disant : « encore une que vous n’aurez pas… » Les officiers dirent : « ne dîtes rien, qu’ils mangent, qu’ils boivent et qu’ils se calment. De toute façon si nous exécutions les ordres il faudrait brûler votre ferme…

Papa nous dit : « les nouvelles sont mauvaises, le front est crevé, les troupes en débandade, il faut partir de suite. » Nous avions dix prisonniers allemands qui travaillaient à la ferme, nous ne savions que faire mais eux qui avaient tout compris restèrent solidaires et compréhensifs et nous aidèrent de leur mieux à préparer notre départ et vinrent avec nous. Il y en avait un nommé Louis Mettenberg qui, en voyant notre désespoir, nous dit que son père était grand officier dans l’armée allemande et que s’il pouvait correspondre avec lui il ferait épargner le village. C’était une démarche peut-être impossible mais faisant preuve de générosité.

Après une première étape à la ferme des Vœux, je décidai de retourner à Chaussoy avec mon frère Pierre, je fis le trajet à cheval. La ferme était envahie de troupe, la cuisine était pleine de soldats qui coupaient du bois et faisaient cuire volailles et lapins. Quand ils quittèrent pour la soupe, je fermai la porte et décidai que c’en était fini, et je suis restée. Il fallait s’occuper des bêtes à l’étable et cela prit une bonne partie de la nuit. A partir de ce moment-là je suis restée à Chaussoy avec Papa ; Maman était à Gruchet, du côté d’Yvetot, et Pierre y allait à cheval ce qui faisait environ 120 kms.

Puis le front s’est stabilisé, ce n’était pas loin, à Grivesnes à l’ouest de Montdidier et nous étions sous les bombardements de l’artillerie. Le plus dangereux était le début d’un tir mais dès que le tir avait commencé il était réglé pour cette partie du village et nous savions à quoi nous attendre. Il y avait aussi des batteries françaises installées un peu partout dont une pièce de marine de 305 au château, sous les tilleuls. Nous assistâmes à un tir de canon et en se tenant dans l’axe de tir on pouvait voir la trajectoire des obus. Il y avait aussi des pièces plus petites, du 105, dans la vallée Grand-Mère ou la cavée d’Hainneville dont on voit encore les emplacements. Il y avait des canons sur rails dans le haut de Flers. Il y avait des duels de batteries, imprévisibles. Quand c’était trop dangereux nous descendions dans le souterrain du jardin où nous passions la nuit. La nuit les soldats allaient ramasser les douilles vides et on entendait au petit matin ces chariots qui brinquebalaient en carillonnant.

Papa allait de temps en temps à Gruchet voir Maman et la famille et c’est lors d’une de ces absences que je suis restée seule dans le no man’s land. Papa avait demandé en passant par le village de Fransure à un cousin, Hippolyte Patour, de venir passer la nuit à Chaussoy pendant son absence. Mais il oublia. Or, la troupe qui occupait Chaussoy reçut l’ordre d’évacuer d’urgence. Le major du commandement que nous connaissions bien vint me trouver et, fort alarmé, me dit que je devais partir moi aussi car il fallait être parti en une heure ! Nous étions au mois de juin 1918 et je ne pouvais abandonner la ferme. Je décidai donc de rester. Bien vite tout le monde était parti. Je me retrouvais seule dans un silence étrange m’attendant à voir arriver les Allemands. Mais rien, tout était calme et silencieux. Je passai une partie de la nuit à m’occuper des bêtes, j’avais peur des chevaux aussi j’utilisai une longue fourche pour les nourrir. Puis ne pouvant dormir je me suis mise à balayer la maison. Le jour venant toujours dans le même silence, j’allai voir dans la rue : tout était désert, pas de bruit de canon, je recommençai à m’occuper des bêtes. Ce n’est que vers 3 heures de l’après-midi que j’entendis un roulement et, me tenant derrière les rideaux pour voir ce qui arrivait, je vis les mêmes soldats que ceux qui étaient partis la veille, pas contents du tout car c’était tout simplement une manœuvre pour voir s’ils étaient capables de partir rapidement !

On sonnait l’alerte aux avions (aux taubes) et un jour on sonna une alerte que nous n’avons pas comprise : c’était l’alerte aux gaz. Nous avions des masques que nous devions porter et même pour aller chercher le pain le factionnaire ne nous laissait pas passer si nous n’avions pas le masque. Pierre était avec nous cette fois-là, nous avons vu une sorte de brouillard marron qui s’avançait au ras du sol sur une hauteur d’environ 1 mètre 50, les soldats étaient épouvantés de cela. Nous ne savions pas ce que c’était et ils nous ont dit : « vite, vite ! Mettez les masques, ce sont les gaz ! » Ce nuage bas avançait par vagues en montant d’Hainneville. Alors je dis : « nous n’avons qu’une chose à faire c’est de monter au grenier. » Nous sommes montés puis petit à petit cette masse de gaz s’est étendue puis dissipée.

Un autre matin, en mai 1918, après la traite de vaches un soldat qui portait comme à l’habitude le seau de lait à la cuisine se fit dire par un officier de donner tout le lait. Il était suivi par une quinzaine de soldats portants des uniformes verts, je me demandais quels pouvaient être ces soldats. C’étaient des soldats qui avaient été gazés et leurs uniformes étaient complètement décolorés. Ils avaient l’air tellement souffreteux, tellement malades que ceux qui attendaient le lait se sont écartés avec un tel respect que j’en étais stupéfaite. On a mis des bancs dehors, ils se sont assis et on leur a donné du lait autant qu’ils en voulaient. Puis une ambulance est arrivée. Je ne sais pas d’où venaient ces gaz, probablement les soldats étaient dans un bas-fond pour avoir pris ces gaz avec une telle intensité.

A cette époque-là, il y avait une saucisse d’observation qui était dans le parc du château. Elle était attachée à un gros tracteur qui faisait le trajet du parc, là où elle était garée, jusqu’au sapin derrière notre ferme et elle restait là en observation toute la journée. Or un jour l’observateur était monté avec un soldat qui avait voulu monter par curiosité. Alors qu’ils étaient à une hauteur de 50 ou 100 mètres, ils furent attaqués par des taubes allemands. Nous avons très bien vu l’avion qui attaquait par-dessus puis une flamme sur le côté, puis de l’autre et soudain l’embrasement total. On voyait très bien le câble et la plate-forme de la saucisse. L’observateur fit asseoir son compagnon sur la plate-forme et lui donna une poussée pour qu’il tombe et sauta ensuite. Au début ils tombaient comme une pierre mais dès que la parachute s’ouvrit ils semblaient immobiles et on voyait leurs jambes qui remuaient, ils atterrirent au-delà d’Hainneville près de la ligne de chemin de fer. Le tracteur est revenu sans sa saucisse mais dans la nuit ils allèrent en chercher une autre à Poix et le lendemain la saucisse reprenait sa place ! Le lendemain les aviateurs français mirent le feu à une saucisse allemande. C’était une représaille habituelle. Le soir le soldat nous raconta ses impressions et son émotion.

Fin juillet 1918 il y eut un spectacle extraordinaire. Le village était évacué, en fin de matinée nous vîmes arriver des colonnes de prisonniers allemands qui arrivaient de Berny par la vallée Grand-Mère derrière chez Amélie. C’étaient des malheureux, déguenillés, loqueteux, sales, la plupart étaient blessés, ils s’appuyaient les uns sur les autres. Ils sont passés pendant des heures, entourés par des Marocains montés sur des petits chevaux fringants et ils les faisaient avancer avec des lances. On sentait les malheureux à bout et nous pouvions les voir passer pendant des heures pensant : « ça y est la guerre est finie, c’est toute l’armée allemande qui passe… » Or quand j’ai demandé combien ils étaient, ils n’étaient que 4500. J’en étais stupéfaite, je croyais qu’il en était passé bien davantage. Enfin on a eu un regain d’espoir parce que jusque là nous ne savions rien. Et puis le 4 août 1918 nous avons vu quelque chose d’extraordinaire : la saucisse est partie de Chaussoy et n’est pas revenue se coucher au parc, elle s’en est allée vers Montdidier et on l’a perdue de vue. On nous avait dit : « quand la saucisse s’en ira ce sera bon signe… »

Puis ce fut le retour des évacués. Un bien triste retour pour nous puisque la voiture de Papa, une de Dion-Bouton, fut prise en écharpe par un camion conduit par des soldats américains. Ce fut épouvantable : Agnès fut tuée, Maman et Camille grièvement blessées à l’hôpital. Oui un bien triste retour pour nous. Puis ce fut la victoire. Un an plus tard Pierre mourait de la grippe espagnole.

Source : archives familiales Denis Tabuteau

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