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4th Queen’s Own Hussars Caix 1918

Ce récit extrait de « The Squadron » par le lieutenant-colonel Ardern Beaman (John Lane The Bodley Head, Ltd, 1920) aborde avec un humour très british l’incapacité de la cavalerie à jouer un rôle efficace dans une guerre moderne. En quelque heures, sans avoir réellement combattu, son escadron fut décimé. Les chevaux en particulier payèrent un lourd tribut à cet aveuglement des stratèges qui n’avaient pas compris que l’heure était aux canons et aux mitrailleuses et que la cavalerie relevait d’une autre époque.

« The agony of man and horse at the Amiens Battle,
but we were marching on to victory »

Lieut.-Col. Ardern Beaman, D.S.O, 4th Queen’s Own Hussars.

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Juste avant la nuit le 8 août nous abreuvâmes nos chevaux dans la vallée étroite et profonde de Caix. Il y avait bien entendu un tas de fils de téléphone le long de la voie ferrée1, un gruyère de sapes, des abris et des huttes. C’était étrange d’occuper des abris où se trouvait il y a encore quelques heures un ennemi sans défiance et qui sentaient encore fortement l’odeur aigre et désagréable du Boche. Etrange encore de voir les tas de matériel et de provisions, les grandes dames-jeannes d’eau, les dépôts de munitions, les innombrables grenades à manche et même des hache-paille, tout cela si différent de notre matériel.

Nous nous assîmes pour manger du bœuf en conserve dans un abri confortable creusé dans une falaise, exaltés par les succès du jour où nous n’avions joué qu’un faible rôle. Aucun obus ne tombait dans les parages mais juste au-dessus de nous il y avait une intense activité aérienne. En quelques minutes nous vîmes deux avions tomber en flammes après que deux petites choses noires en eurent été éjectées pour tomber comme des pierres ; nous espérions que ce fussent des Boches 2.

A ce moment nous n’avions plus une allumette. Flick (sous-lieutenant Underwood) possédait un énorme briquet à essence que nous appelions le chalumeau mais lui aussi nous faisait faux-bond. A quelques mètres de là se tenait un soldat canadien appuyé contre un talus, les mains dans les poches, la pipe à la bouche et le casque rabattu sur les yeux. « Demande une allumette à ce Canute » 3 dit Dano (lieutenant Norman).

Flick sortit et lui demanda poliment mais sans obtenir de réponse. Il secoua alors le bras du soldat endormi. Le casque tomba bruyamment en arrachant au passage la pipe mais il ne répondait toujours pas ; en fait il ne pourrait plus répondre à aucune question.

Tard dans la nuit nous fûmes soudain envoyés dans l’une des branches de la vallée à un kilomètre jusqu’à un petit bois touffu où nous attachâmes nos chevaux aux arbres du mieux possible dans l’obscurité.

Bien avant l’aurore nous étions repartis. Cette fois l’ordre de bataille était inversé. Nous étions l’escadron de tête, à la pointe du régiment, de la brigade, de la division, du corps, de l’armée et même des alliés dans le monde. Là, je vais essayer de dessiner un petit croquis. Il est sans doute imprécis mais il montre bien comment je voyais les choses alors et comment cela est resté dans ma mémoire. Mais après tout ce n’est pas l’histoire de ce qui s’est vraiment passé mais seulement ce que j’ai ressenti. C’est l’un des privilèges d’un grand auteur4.

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            Nous avions l’ordre de reconnaître le bois en A. La reconnaissance des bois et des villages ! Ce que nous en ignorions ne valait pas la peine d’être connu… Nous émergeâmes de la vallée avec la Première Armée sous la conduite du fier et habile Tubes (lieutenant Delius) en formation réglementaire. Nous découvrîmes rapidement des corps de nos propres troupes à l’extrémité de Caix, ce qui était normal. Le bois maintenant. L’aube se levait doucement tandis que nous avancions et un méchant essaim de balles de mitrailleuses venant du versant de la vallée depuis Rosières nous causa quelques pertes. Alors, appuyant à droite, nous longeâmes le bois puis y pénétrâmes dans le plus pur style de la cavalerie. Aucune résistance à l’intérieur mais au moment où un cheval apparut à la lisière opposée un feu nourri de mitrailleuses éclata depuis Vrély.

            Devant, il y avait une vallée étroite et profonde battue par les armes ennemies. Un peu plus loin il y avait les lignes avec un bon réseau de barbelés qui courait à travers Vrély maintenant occupé par l’ennemi. Pendant que nous cherchions comment venir à bout de cet os nous trouvâmes devant le bois A une tranchée occupée par les Canadiens. Ainsi tous nos déplacements en disposition de combat n’avaient été qu’une farce derrière nos lignes !

            A ce moment le haut commandement avait certifié que la ligne Rosières-Vrély était bien organisée et solidement tenue et qu’il ne s’agissait pas de lancer une action isolée et hasardeuse. On prépara un barrage en règle suivi d’une attaque d’infanterie après laquelle nous devions suivre et reprendre la tactique d’hier !

            Tout cela prenait du temps. Nous nous repliâmes jusqu’à un talus peu élevé B où nous attendîmes plusieurs heures pendant lesquelles nous préparâmes notre petit-déjeuner et chauffer du thé. Ce ne furent cependant en aucun cas des heures calmes. Des balles sifflaient et ricochaient, tirées depuis Vrély et Rosières et des obus tombaient sans arrêt sur le village de Caix, autour des lisières du bois et dans la vallée devant nous en D, des éclats touchèrent quelques hommes et de nombreux chevaux. Après le petit-déjeuner le Patron (major H.K.D Evans M.C.), Eiffel (lieutenant Ash) et moi allâmes en C rendre visite aux Canadiens. Ces hommes avaient été à la pointe des combats toute la journée de la veille, ils étaient fatigués, affamés et tombaient de sommeil. Nous étions toujours un peu en froid avec les Canadiens. Nous en avions une brigade dans notre corps et nous les jalousions. Eux n’avaient pas d’enfants-officiers5 mais des hommes mûrs qui présentaient l’incomparable qualité d’être sortis du rang. A Cambrai ce fut la seule unité de cavalerie à s’être engouffrée dans la brèche. La dernière fois qu’ils avaient été en ligne ils avaient capturé trois prisonniers et nous aucun. Leur condition physique était si bonne et ils se déplaçaient avec tant d’aisance malgré leur équipement qu’ils paraissaient très supérieurs aux Boches et dons ils l’étaient. Et dans notre for intérieur, nombre d’entre nous pensaient que c’était l’action prompte et vigoureuse de la Canadian Cavalry Brigade qui avait sauvé Amiens en mars.

Depuis le Patron était jaloux de quiconque était mieux considéré que son précieux escadron. Bien que personne ne détestât plus les balles que lui, sa jalousie l’emportait sur sa prudence et il se mit à crâner de la manière la plus stupide. Posément, nous sortîmes du bois et nous nous baladâmes sur une cinquantaine de mètres à découvert jusqu’à la petite tranchée occupée par les Canadiens. Au premier coup d’œil nous vîmes qu’ils éprouvaient l’anxiété déplaisante de ceux qui ont poussé trop loin et qui se sentent abandonnés de tous. Des obus de petit calibre éclataient le long de la tranchée lorsque nous l’atteignîmes. C’était à qui s’aplatirait les plus.

Le Patron, évitant délicatement les formes prostrées,  alla jusqu’au commandant qui lui demanda ce qu’il voulait. « Je suis juste venu voir comment vous alliez » dit-il, « je vais laisser un homme avec vous et si vous étiez contre-attaqués ou que vous désiriez un soutien quelconque, envoyez-le à l’arrière. Il y a une division de cavalerie, là derrière le bois. »

Une vague de soulagement parcourut toute la ligne. Quand quelqu’un a le sentiment d’être en l’air, il est bon d’apprendre qu’il dispose d’un bon soutien. Les obus tombaient drus et les balles de mitrailleuses arrivaient des les lignes ennemies à environ 300 mètres depuis l’autre versant de la vallée.

Pour en rajouter, le Patron et Eiffel se redressèrent de toute leur taille de la petite tranchée peu profonde et, lentement, méticuleusement, ils observèrent à la jumelle les lignes ennemies d’un bout à l’autre. Eiffel était totalement dépourvu de nerfs et ce n’était pas difficile pour lui mais tandis que la partie supérieure du Patron était calme et détendue, je remarquai que ses genoux s’entrechoquaient. Toujours debout au milieu des essaims de balles, ils rangèrent leurs jumelles tout en discutant calmement et prirent congé de l’officier canadien.

« Mais vous ne pouvez pas traverser ce terrain découvert pendant qu’il est arrosé » dit-il, « restez ici jusqu’à ce que cela se calme un peu ou alors suivez la tranchée vers le fond de la vallée. »

« Non, vraiment, Canada, nous devons y aller, il se fait tard. »

Et nous marchâmes lentement à travers la mitraille jusqu’à la lisière du bois, avec l’impression un peu ridicule qu’en prenant des risques complètement inutiles nous exaltions l’honneur de l’escadron. La lisière du bois était aussi marmitée.

« Est-ce que ces maudits Canutes peuvent encore nous voir ? » demanda le Patron quand nous l’atteignîmes.

« N-n-non » répondit Eiffel.

« Allez, on y va ! »

Nous courûmes à l’abri comme jamais nous ne l’avions fait. L’escadron était en mauvaise posture. Il était blotti le long du talus bas en B et attendait le début de la nouvelle attaque. En plus des éclats d’obus qui criblaient la vallée nous étions directement salués par des salves de fusants. Quelques hommes furent touchés alors qu’ils étaient contre le talus les rênes à la main et très vite nous fûmes occupés à achever au revolver les chevaux mutilés.

Ma pauvre jument avait les deux antérieurs coupés au-dessous du genou et gisait en hurlant comme un enfant jusqu’à ce que Dano lui donnât le coup de grâce. Le même obus semblait par-dessus le marché avoir explosé juste sous mon ordonnance. Il avait été projeté en l’air, l’arrière de son pantalon avait été arraché et sa peau noircie et il courait comme un fou vers la vallée en agitant les bras au-dessus de la tête.

 

Arthur Jenner le rattrapa mais il était sérieusement choqué et dut rester plusieurs mois à l’hôpital. L’irritable sergent Jerry vit rouge d’achever autant de chevaux et il s’en fallut de peu qu’il expédiât aussi les hommes blessés. Par moment un cirque de diables rouges tournait au-dessus de nos têtes et nous mitraillait..

Cependant, malgré nos craintes, ils ne nous causèrent que de faibles dommages. Au milieu des explosions de fusants, William Henry remonta tout l’escadron tranquillement à découvert, salua avec sa légendaire élégance et tendit un rapport au Patron : « Le rapport des pertes à signer Monsieur, cinq sur douze Monsieur ; on doit compter par douze… »

Inutile de dire que d’ordinaire cette routine n’a pas sa place dans une bataille et ce morceau théâtral de dérision nous amusa tous au plus haut point.

Durant deux heures nous restâmes ainsi inactifs derrière le talus, perdant encore des chevaux, très malheureux et piaffant d’impatience. Flick fut envoyé comme officier de liaison entre le P.C. régimentaire et un autre régiment et Bill (lieutenant Bailey) entre le P.C. du régiment et l’infanterie d’attaque. Habituellement dans un tel cas l’officier de liaison est détaché auprès du commandant d’un bataillon et rapporte à l’arrière les progrès de l’attaque. Ce n’était pas le cas pour ce vieux Bill qui, bien qu’ayant l’habitude de dire « ils peuvent garder leurs décorations clinquantes tant qu’ils me laissent entier », avait reçu l’ordre de suivre les progrès de l’attaque en y allant en personne. Ses deux chevaux furent tués en cours de route. Avec juste une canne légère il partit avec la première vague d’assaut. Quand elle atteignit son objectif il suivit la seconde et ainsi de suite jusqu’à la cinquième.

« J’étais tout retourné de voir que ces bons vieux Fritz sortaient les mains en l’air dès qu’on arrivait près d’eux » nous confia-t-il après coup, « Aha ! C’était grandiose, vraiment ! »

Peu après midi notre attaque débuta. Le régiment monta en selle et gagna la vallée en E. A ce moment une violente dégelée de fusants s’abattit sur nous et tout le sol fut jonché d’un mélange d’hommes et de chevaux ruant, luttant et hurlant. Quand nous atteignîmes E nous restâmes en selle un moment pendant qu’une autre brigade de cavalerie nous dépassait. Des obus arrivaient, assez lentement, et la plupart explosaient contre le talus en F. Des tirs indirects et fournis de mitrailleuses provenaient de Rosières.

De l’infanterie n’aurait pas subi de lourdes pertes dans ces conditions mais les cavaliers étaient comme des balles de golf sur un tee. Les hommes et les chevaux tombaient à droite à gauche.

Dano revint vers moi sur son Amy chérie. Soudain il y eut ce vilain claquement sec caractéristique d’une balle, elle se raidit et le sang gicla hors de sa bouche et de ses naseaux, la jolie créature tomba morte tandis que de grosses larmes envahissaient les yeux de Dano. Nous démontâmes et nous nous abritâmes derrière le talus en E en attendant que l’on nous indique une brèche où nous engouffrer. Pendant que nous attendions là les prisonniers commencèrent à affluer de Vrély. Un petit Hun au visage sévère, arborant la croix de fer, nous croisa.

« Bon sang ! » s’exclama le Patron « j’ai toujours voulu en avoir une ! », il l’arrêta et la lui faucha prestement. Avec un sanglot le petit Hun le frappa violemment au visage. Le Patron recula en titubant et tomba dans un trou d’obus. Les hommes qui avaient assisté à la scène lâchèrent les rênes et sautèrent sur le Hun, la crosse haute. Mais le Patron fut plus rapide.

« Arrière ! » dit-il en riant et en essuyant le sang qui perlait au coin de sa bouche, « si un Fritz avait essayé d’arracher vos médailles vous auriez fait pareil que ce petit gars ! » Il rendit la croix à son propriétaire « Metten Sie la dans votre gepocket ou un autre type la gepinchet will. Filez schnell ! » Et le petit Hun descendit la vallée vers Caix en vociférant.

Le colonel était devant avec le commandant de l’infanterie pour étudier la possibilité d’exploiter la percée. Le P.C. était dans une petite tranchée de la vallée et le Q.G. attendait encore et encore les ordres en E.

« J’ai déjà perdu de nombreux hommes et presque la moitié de mes chevaux et à part les prisonniers nous n’avons pas encore vu l’ombre d’un Boche » grommela le Patron. A ce moment l’adjudant arriva en chancelant, sans casque, avec un air hagard et une tache de sang sur la poitrine. « Le colonel a été tué et Eddie (major Evans) est en morceaux, vous commandez maintenant » dit-il.

« D’accord mon vieux, allez au poste de secours et passez le mot à Purple ! » (capitaine F.A. Sykes commandant en second de l’escadron)

 

Le Patron venait juste de monter en selle quand pour notre plus grande joie Eddie arriva en chair et en os. Son visage était noirci, son casque et sa poitrine étaient éclaboussés de cervelle mais il était sain et sauf, calme et souriant. Un obus avait éclaté au milieu du groupe du P.C. mais lui seul avait été épargné. « Le colonel va bien mais nous avons eu une dizaine d’officiers au tapis et quant à Duncan regardez là-bas, il a été commotionné et on n’arrive plus à le faire bouger » dit-il. A cheval, tel une statue de marbre il regardait fixement en face de lui et là où force et persuasion avaient échoué un obus réussit : il bougea.

 

Quant au colonel tué, il galopait maintenant, bien vivant. Il nous déclara que le moment était venu de percer et il exposa rapidement le plan. Il passa en tête et Eddie conduisit le P.C. hors de la vallée G à travers Warvillers. L’escadron formait l’avant-garde et cette chevauchée à découverte entre Vrély et Warvillers fut très intéressante. De nombreux cadavres d’Allemands jonchaient le sol mais les « Kamarades » étaient les plus nombreux, ils étaient tranquillement assis et mangeaient leurs rations en attendant d’être triés. Ce qui nous frappa le plus fut le grand nombre de casques boches partout sur le sol.

« Ça ne doit pas être pratique pour courir ! » plaisanta Dano. Il était clair que la ligne Rosières-Vrély avait été enfoncée et que les défenseurs s’étaient soit rendus soit avaient détalé. Nous encerclâmes le Bois de Warvillers et les quelques ennemis qui s’y trouvaient se rendirent immédiatement sans combattre. Notre bond suivant nous conduisit à Rouvroy. C’était un morceau plus difficile.

Comme nous devions l’apprendre plus tard, l’escadron d’un autre régiment qui devait couvrir notre gauche avait été anéanti par des nids de mitrailleuses. Nous traversâmes cependant l’espace entre Warvillers et Rouvroy avec notre gauche complètement découverte. Un feu nourri se déclencha sur le flanc exposé et une batterie d’obusiers ouvrit le feu sur nous.

Mais la cavalerie en mouvement est une cible difficile et nous atteignîmes Rouvroy avec peu de pertes. La plupart des défenseurs avaient fui avant que nous arrivions au contact et les rares qui restaient se rendirent comme ceux de Warvillers. Comme le crépuscule tombait, que notre droite tout comme notre gauche étaient en l’air et qu’une ligne puissante se profilait juste devant, nous reçûmes l’ordre de tenir Rouvroy jusqu’à l’arrivée de l’infanterie et nous organisâmes des avant-postes pour la nuit.

Le lendemain nous fûmes ramenés derrière le bois de Warvillers et restâmes en réserve au cas où une contre-attaque se produirait. Un peu en avant de Rouvroy se trouvait une ligne solide que l’ennemi avait renforcée depuis le début de l’offensive et que le commandement jugeait imprenable sans des troupes fraîches et une préparation convenable. Nous bivouaquâmes sur notre position pour la nuit et le Patron insista pour que chacun creusât un abri. Il y eut pas mal de grognements et Dano protesta que les hommes étaient tous fatigués et qu’il était inutile de creuser des abris dans un endroit découvert si peu approprié. « Exécution et fermez-la ! » fut tout ce qu’il récolta.

Tôt dans la matinée une bombe, une seule bombe, fut larguée sur nous. C’était une bombe « stylo » très meurtrière, une qui explose à la surface et qui disperse ses éclats avec la terre. L’air était rempli des cris déchirants et des hurlements des chevaux mutilés à l’agonie. Mais les avions meurtriers volaient encore au-dessus de nous et nous ne pouvions allumer nos lampes. Heureusement l’aube pointa quelques minutes après et quand le jour se leva nous découvrîmes une scène indescriptible : de grandes mares de sang, des ventres béants, des morceaux de membres, des entrailles répandues, des têtes fracassées, des regards mélangés de terreur et de reproche dans ces grands yeux doux et, par-dessus tout, des cris épouvantables de souffrance.

Pauvre animal fidèle et muet, quelle amitié à sens unique avec les hommes ! Un homme seulement, la sentinelle, était debout à ce moment. Ce fut le seul tué. Pas un autre ne fut touché. Quand nous eûmes accompli avec nos revolvers le seul bienfait dont nous étions capables, 37 chevaux gisaient morts. Nous marchâmes alors jusqu’à la vallée de Cayeux où nos chevaux purent être remplacés. Comme nous chevauchions à la tête de la petite bande qui subsistait je vis que le Patron, pour la première fois depuis que je le connaissais, déprimait. Ses trois chevaux de combat avaient été tués dans la vallée de Caix et il montait une grosse remonte inexpérimentée du 9th Lancers que Harold (cavalier Coleman) avait capturée avant qu’elle ne s’échappe.

« Qu’avons-nous vu finalement ? » dit-il. « Quelques prisonniers qui n’ont jamais eu l’intention de combattre, c’est tout. » Mais nous vîmes bientôt un spectacle qui ravît tout particulièrement ceux qui avaient connu l’amertume de deux retraites : celle de Mons et la fuite de mars. Des kilomètres alentour aussi loin que le regard pouvait porter, au-delà des collines et des vallons, sur les crêtes, les routes et dans les vallées l’armée anglaise avançait. Lentement, délibérément, comme un destin inexorable, elles avançaient partout ces colonnes d’artillerie et ces files de fantassins en kaki. Après quatre ans de désastre après désastre, de défaite sur défaite, on avait devant nos yeux la preuve de l’invincibilité britannique, le splendide cortège de l’Empire en marche vers la victoire.

« Oui c’est un bon spectacle » dit-il, « le meilleur que j’aie jamais vu … »

 

Publié dans « The Great War… I was there ! » part 44, August 1st 1939


1 Il s’agissait d’une voie étroite, dite aussi voie de 60, qui servait au ravitaillement des premières lignes.

2 A cette époque les aviateurs n’emportaient pas de parachutes.

3 Il s’agit d’un jeu de mots entre Canuck qui était le sobriquet des soldats canadiens (dérivé de l’argot américain qui désigne ainsi un Canadien, au Canada ce mot ne s’applique qu’aux Canadiens Français) et King Canute, un roi viking qui régna sur l’Angleterre entre 1616 et  1635 (Knud den Store).

4 L’auteur publia quelques fictions après la guerre, elles n’eurent qu’un succès d’estime.

5 A cause des terribles pertes endurées par les Britanniques depuis 1916 il avait fallu nommer officiers de très jeunes hommes qui sortaient tout juste de l’école et qui n’avait pas d’expérience militaire.

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