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Je pilotais l’un des 430 chars de l’offensive de la victoire
A. W. Bacon

Extrait de « Great War Adventure » publié dans le numéro 44 du mois d’août 1939 de
« The Great War… I was there ! »

 

L’atmosphère était tendue, personne ne savait quand ça allait éclater. Certains penchaient pour jeudi, d’autres pour vendredi et les conversations allaient bon train sur ce que l’on  espérait ou sur ce qui pourrait se passer après l’attaque. Chacun voulait en finir au plus vite tant les préparatifs nous tapaient sur les nerfs, depuis près d’une semaine nous n’avions pas eu une soirée de libre pour faire un tour et boire un verre ou deux.

A 19H la compagnie fut rassemblée pour l’appel autour du commandant. Il déclara que nous devions attaquer avant l’aube et que l’enjeu était de taille. L’Allemagne avait lancé sa grande offensive et échoué, nous devions agir avant qu’elle ne puisse se ressaisir et la repousser jusqu’à ce qu’elle capitule. Chacun devait consentir les plus grands sacrifices et ne pas ménager sa peine pour mettre un terme heureux à ce conflit qui causait misère et privations à notre population.

Avec quels sentiments partagés nous écoutâmes cette exhortation ! Nous avions déjà entendu de tels discours et qu’était-il arrivé ? La terrible épreuve de voir des tas d’hommes tomber, dont certains de nos compagnons, pour gagner quelques centaines de mètres d’une saleté de terrain que l’ennemi reprenait bien souvent peu après. Nous en avions plein le dos mais il y avait quelque chose nouveau : les soldats américains affluaient dans le pays et l’idée qu’ils étaient derrière nous en soutien nous laissait penser qu’après tout cette fois ce pourrait être différent.

Après nous avoir souhaité bonne chance le commandant nous informa que nous aurions un repas chaud (le dernier pour pas mal de gars) après avoir ravitaillé les tanks. Ce n’était pas rien de faire le plein car l’essence se trouvait à plus de 100 mètres et chacun devait transporter plusieurs bidons de 8 galons[1] dans l’obscurité. De plus nous devions d’abord vidanger les réservoirs car pour l’entraînement et les déplacements nous utilisions de l’essence ordinaire alors qu’au combat il s’agissait de N°1 Aviation spirit[2]. Le seul moyen pour vidanger était de siphonner et il fallait vous allonger sur le sol et aspirer de toutes vos forces et cela se terminait bien souvent par une bonne dose d’essence dans la bouche (…).

Nous eûmes une bonne soupe chaude et du pain et après une livraison de cigarettes nous nous regroupâmes par section pour les derniers détails avant la bagarre. L’attaque devait se dérouler sur un front d’une quinzaine de kilomètres avec des Français, des Canadiens, des Australiens et le Corps britannique. Toutes les forces devaient être jetées dans la bataille soit 430 tanks, le plus grand nombre jamais engagé d’un coup[3]. Ma compagnie devait précéder les Canadiens sur la droite à la jonction avec l’armée française. Il n’y aurait pas de grande préparation d’artillerie, en somme c’était la répétition de Cambrai mais sur une plus grande échelle et nous espérions que les résultats seraient meilleurs…

Nous nous reposâmes jusqu’à minuit et l’ordre d’avancer nous parvint. La nuit était noire, humide et calme. On se serait plutôt cru en automne qu’en été et toutes les troupes à pied ou à cheval étaient sur les routes d’approche, jamais je n’ai connu de telles difficultés pour  conduire. Je dus écarquiller les yeux pendant des heures pour éviter, parfois de quelques centimètres, des fourgons, des attelages variés ou des compagnies d’infanterie qui se déplaçaient dans l’obscurité. Finalement nous arrivâmes à notre position d’attente vers 3H et avant de couper les moteurs ma section se disposa en colonne, mon engin se trouvant au milieu d’une file de trois.

 

Quand nous arrêtâmes les moteurs pour les laisser refroidir nous entendîmes le ronronnement d’autres moteurs au-dessus de nos têtes. Quelques-uns uns de nos avions volaient lentement pour couvrir le bruit de notre approche. Pendant ce temps nous chargeâmes nos revolvers et préparâmes les armes pour l’action. Je somnolais sur mon siège quand le pop-pop-pop d’une moto Douglas qui s’arrêta brusquement me réveilla. C’était notre officier de renseignement qui apportait les ordres. L’attaque était pour 4H20 et nous devions nous élancer d’un endroit près de Domart. Notre objectif était Cayeux, à plus de cinq kilomètres dans les lignes allemandes et une fois là-bas nous devions y attendre les ordres. Toutes les montres furent synchronisées et nous avançâmes aussi doucement que possible vers le point de départ, juste en arrière des tranchées.

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Itinéraire suivi par le tank de Bacon jusqu’à sa destruction
probable par la 9e batterie du 47 Artillerie Regiment.

Je commençais à avoir des crampes et je sortis en laissant le moteur au ralenti. Je respirai un peu d’air frais et m’étirai, Dieu seul savait combien de temps nous allions rester enfermés dans le tank après. Tous les tanks devaient maintenant avoir gagné leurs positions, les avions disparurent et tout le front redevint normal en attendant l’aube. Sapristi, que c’était calme et irréel ! Je pense que nous goûtions d’autant plus ce silence que nous savions ce qui allait se passer. Un épais brouillard était tombé qui masquait tout mouvement et enveloppait tout le front d’un voile de mystère. De temps à autre une fusée solitaire éclatait et on entendait distinctement un grésillement, puis un coup de fusil et son écho trouait le silence bientôt suivi par le staccato d’une mitrailleuse lointaine. Plus loin à gauche le lent roulement de l’artillerie lourde, comme un roulement de tonnerre, égaillait les longues heures de la nuit. Le temps passait. Les officiers avaient les yeux rivés sur leurs montres-bracelets comme s’ils craignaient que les aiguilles lumineuses ne s’arrêtent. Les gars se tenaient derrière les tanks et prenaient un dernier bol d’air frais avec le regard dans le vague. Personne ne parlait maintenant, tous étaient saisis par l’importance du moment.

 

L’ordre passa silencieusement de gagner les postes de combat. Je pénétrai dans le tank et m’installai sur le siège, je disposai mon masque à gaz en position d’alerte et accrochai mon casque à la poignée d’un volet de meurtrière (nous ne portions jamais de casque à l’intérieur).

4H16 – Le moteur tournait comme une horloge. Il y avait un char devant et un autre derrière et nous allions devoir avancer le long de la route avant de nous déployer dans le No Man’s Land.

4H17 – Quelqu’un d’assez excité parlait dans le tank de derrière, c’est amusant comment l’on peut entendre si facilement la voix humaine au milieu des bruits mécaniques. Un Lewis lâcha une rafale devant nous. Quel idiot ! Pourquoi ne pouvait-il se tenir tranquille ? Les Allemands allaient sûrement répondre, voilà… tat-tat-tat.

4H18 – Le temps s’éternisait. Je cassai mon Webley pour vérifier qu’il était chargé. Bien sûr qu’il l’était, je le replaçai dans son étui et serrai un peu la courroie pour mieux l’ajuster sous mon bras gauche car il gênait quand il était sur le devant.

4H19 – Maintenant le silence était insupportable, j’aurais aimé hurler. Je me demandais si j’étais dans la réalité ou dans un rêve éveillé. Comment un tel silence pouvait-il se transformer en chaos d’une seconde à l’autre ? Derrière moi quelqu’un buvait. « Tenez-vous prêts » dit l’officier.

Crash ! L’enfer s’abattit, le boucan ressemblait à une troupe de géants cognant des portes métalliques à coups redoublés. Toute l’énergie contenue depuis la pénible retraite de mars se libérait Des milliers d’obus sifflèrent au-dessus et couvrirent les tranchées allemandes. Les tanks s’ébranlèrent.

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Tanks passant à Hourges (Archives Nationales du Canada).

La date de cette photo pose problème : la notice des Archives Nationales du Canada indique le 9 août 1918 et celle de l’Imperial Museum le 10. Le 9 semble improbable car il n’y avait pas de brouillard ce jour-là contrairement au 10. Le 10 n’est pas très convaincant car cette route fut très largement utilisée dès le début de l’offensive et l’on comprend mal alors son état : un cadavre de cheval et un avant-train en plein milieu, un élément de tranchée à gauche. L’hypothèse la plus plausible serait donc en fait la matinée du 8.

Je suivais le premier[4] et juste au moment de se déployer un éclair puissant me projeta la tête en arrière contre les boulons m’aveuglant momentanément. Puis je fus projeté violemment contre le blindage frontal quand mon tank entra en collision et escalada celui de tête. Je lâchai l’embrayage pour me nettoyer les yeux. Un autre choc terrifiant secoua la machine et comme je regardai devant je vis de la fumée s’échapper de l’autre tank tandis que sa chenille gauche se dressait en l’air comme un cobra prêt à attaquer. L’officier de ce char se précipita vers moi et me dit : « braque et dépasse-nous. Mon pilote est tué. On a reçu un coup direct. » Pauvre sergent Sutton[5]. J’étais très secoué mais je parvins à reculer d’un mètre ou deux, virai à gauche, descendis un talus et traversai le mur d’un verger[6]. Le brouillard nous enveloppait et je devais me diriger à la boussole mais la direction des tirs suffisait à m’indiquer le front. J’accélérai et déracinai trois arbres avant de pouvoir reprendre la route et donner de la vitesse. Sur la droite une maison commençait à bien flamber et le rougeoiement ajoutait du mystère à la scène. Je traversai nos tranchées et me dirigeai aussitôt à l’oreille vers la mitrailleuse la plus proche. La pente était faible et je laissai le char s’élancer, je remarquai des Canadiens tout autour et deux ou trois s’étaient agrippés aux casemates pour venir avec nous. Le tank arracha les réseaux de barbelés allemands et dégagea un passage bien net que l’infanterie put emprunter. Comme nous arrivions dans le No Man’s Land quelques rafales de mitrailleuses touchèrent la fente de pilotage et quelques mitrailleurs ennemis traversèrent devant nous. L’artillerie allemande était désorganisée et tirait derrière nos lignes mais épargnait ses propres tranchées où nous étions maintenant à l’œuvre. Comme mon tank allait aborder la ligne de front ennemie un gros objet entra en collision de face avec nous. C’était l’un de nos tanks ! Il régnait une telle confusion dans le brouillard ! L’engin recula, j’avançai et me retrouvai dans un autre verger où une mitrailleuse bruyante attira notre attention. Elle était juste sur notre droite et au petit bonheur la chance j’allai vite en direction du bruit.

 

Juste au moment où j’atteignis l’arme une grenade fut lancée et explosa juste sous la fente de pilotage, je virai prestement à gauche et bien que l’un des servants prit la fuite un autre ne fut pas assez rapide et j’écrasai l’homme en même temps que la mitrailleuse. L’ennemi semblait avoir abandonné ses positions et gagné la ligne de soutien où on entendait les tirs des fusils et des mitrailleuses. Le brouillard était toujours très dense et c’était inquiétant d’avancer à pleine vitesse vers un objectif invisible en n’ayant qu’une boussole pour s’orienter. A noter que le sol était bien ferme et n’avait pas été retourné comme dans les champs de bataille du Nord, il n’y avait que très peu de trous d’obus pour nous gêner. Nous atteignîmes la ligne de soutien ennemie et comme j’engageai le tank à travers la tranchée principale mes mitrailleurs entrèrent en action de chaque côté et cueillirent plusieurs ennemis qui détalaient pour se mettre à couvert.

Nous avançâmes droit devant à l’aveuglette traversant à plusieurs reprises des groupes de Canadiens qui étaient en pointe. Une autre mitrailleuse se dévoila et je mis le cap vers elle. Soudain je vis un mur de briques juste devant le nez du char mais nous en avions traversés tellement que je n’hésitai pas : je mis les gaz et chargeai. La maçonnerie s’écroula dans un grondement terrifiant et quand le bon vieil engin émergea j’ouvris ma trappe : sapristi ! Nous étions dans une église et nous avions délogé un nid de mitrailleuses.

 

Je traversai le mur opposé partiellement démoli par les obus et nous remarquâmes alors au milieu des rafales le bruit de l’artillerie légère pas très loin devant. C’était soit un antichar soit un canon de campagne. Les servants devaient faire leur boulot et n’avaient pas dû voir le char sinon ils ne seraient certainement pas restés là. Encore une détonation et après quelques manœuvres nous l’abordâmes. C’était un canon de 77 avec tous ses servants. Nos mitrailleuses ouvrirent le feu et deux hommes tombèrent en tentant de s’enfuir. La dernière vision fut celle des Canadiens poursuivant les fuyards à la baïonnette. Nous errâmes quelques temps, recevant quelques éclats d’obus sur le toit et des rafales partout sur le blindage. L’aube s’était levée et une lumière chaude perçait le brouillard annonçant une belle journée.

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Vue de l’église de Démuin prise le 13 septembre 1918. (Collection M. Pilot)

Pour une fois la nature était notre alliée, si le brouillard avait aidé les Allemands en mars il nous profitait maintenant. L’ennemi s’était ressaisi et un semblant de barrage s’abattait sur les premières vagues. Je vis plusieurs Canadiens touchés et c’était une rude affaire que d’éviter d’écraser les corps, qu’ils soient alliés ou allemands, à cause du brouillard et de l’excitation. On vit également des compagnies françaises qui avançaient avec nos troupes[7]. Je continuais comme je pouvais à la boussole mais tout ce que nous pouvions faire était d’écouter ce qui tirait dans le secteur. Plusieurs fois nous frôlâmes des chars qui erraient comme nous. Le brouillard finit par se lever. Dieu quel spectacle ! L’ennemi s’était retiré sur tout le front, ici ou là notre infanterie et les chars étaient très en pointe laissant des vides où très souvent des mitrailleuses étaient encore en position avec des servants qui ignoraient tout de leur isolement. Les tanks s’occupèrent rapidement d’elles et les trous furent bien vite colmatés.

  

Notre artillerie s’était calmée car de nombreux canons légers devaient se déplacer pour rester à portée. Le soleil luisait et grâce à une visibilité parfaite et aiguillonnés par le spectacle nous poussâmes vers notre objectif. Bien entendu cette disparition du brouillard profita à tout le monde et les Allemands déployèrent leurs ballons d’observation et commencèrent un pilonnage au milieu des tanks. Soudain nous vîmes un canon de campagne allemand tirant depuis un bosquet en face de nous. Je zigzaguai vers lui et à moins de 20 mètres il y eut une détonation, un éclair, je perdis connaissance.

Je me réveillai et vis une myriade d’étoiles au-dessus de moi dans la nuit. Aussi loin que portait ma pauvre vue il y avait des centaines d’hommes couchés dans l’herbe, plus ou moins gravement blessés. Quelques-uns uns gémissaient, d’autres pleuraient, certains réclamaient de l’eau. Une voix étrange psalmodiait à côté de moi : «  Mutter ! O Mutter ! »

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Le 9 août 145 tanks seulement étaient en état de combattre mais les équipages étaient épuisés.
A gauche : une pause sur la route Amiens-Roye A droite les tanks avancent sur un terrain intact
(Archives nationales du Canada)


[1]Un galon vaut 4,54 litres, les bidons contenaient donc environ 36 litres.

[2]Cette essence avait un taux d’octane plus élevé et assurait donc une meilleure combustion.

[3]Certaines sources avancent un total de 415 chars au combat sur un total initial de 420 : 9 bataillons lourds avec 324 tanks et 2 Bataillons moyens avec 96 tanks

[4]La citation de la D.S.O du Captain (A/Major) Henry C.C. Combe commandant la compagnie « A » du 5th Battalion précise bien la contrainte majeure liée au terrain : (…) il était impossible pour sa compagnie de se déployer avant d’atteindre nos lignes. Il lui fallait impérativement suivre la route Amiens-Roye pour atteindre le point de déploiement, les tanks devaient se suivre sur plus d’un km y compris pour traverser la Luce sur le pont de Domart. Après le pont il fallait encore suivre la route sur 500 mètres. Le Major Combe fit traverser le pont juste avant l’heure H et le dernier tank était déjà 150 m plus loin lorsque l’ennemi déclencha un barrage nourri sur la route. Le major Combe fit avancer ses tanks sur le côté droit de la route pour éviter un blocage de la circulation si un de ses engins était touché par un tir direct. Dès que possible il déploya ses tanks avec succès, supervisant l’opération sous un violent bombardement. Par son calme et son courage affichés devant ses officiers et ses hommes sous le feu il parvint à remplir cette délicate mission avec le minimum de confusion et en ne perdant qu’un engin par un coup direct. C’est encore grâce à sa clairvoyance et supervision qu’aucun tank n’a formé d’obstacle à l’artillerie qui emprunta cette route plus tard (…). « The tank coprs book of honour », Major R.F.G Maurice, London 1919.

[5]Serjeant G.W. Sutton, 34 ans, Bouchoir British Cemetery.  Depuis le pont de Domart/Luce le caporal Harry Brice du Génie canadien assistait au départ des chars. A H-3 le dernier engin s’en était à peine éloigné de 150 mètres quand il fut touché et renversé par un obus qui tua tout l’équipage. Lorsque les chars se déployèrent pour quitter la route trois engin s’enlisèrent dans les marais de la Luce. D’après « Amiens, Dawn of Victory » James McWilliams and R. James Steel, Dundurn Press, Ottawa 2001.

[6]La trace d’un verger à Hourges est conservée dans le nom du cimetière le long de la D934 : Hourges Orchard Cemetery.

[7]Cela semble bien improbable car à ce moment les unités françaises étaient à plusieurs kilomètres de l’autre côté de la route Amiens-Roye. Aucun JMO ne signale que des éléments se soient égarés.

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