Secteur 220, le 18 septembre 1918, 18 heures
Chère Mademoiselle Marie-Louise,
Nous avons passé toute la nuit sur la route : partis hier soir à dix-neuf heures, nous sommes arrivés ce matin à cinq heures. Bien que je sois très fatigué, que je sois mal installé, que j’ai de la mauvaise encre et que je souffre de l’estomac (vous remarquerez qu’il est l’heure de la soupe et que je n’y suis pas) je tiens quand même à vous écrire aujourd’hui. Ce n’es point une réponse à votre bonne lettre mais un petit souvenir de notre séjour en Picardie. Pour ne pas dormir pendant le trajet cette nuit, j’ai forcé mon esprit à travailler un peu et je rassemble aujourd’hui ces quelques lignes.
De Chaussoy Epagny nous gardons souvenir
De le revoir un jour aurons-nous le plaisir ?
Mais son sceau a marqué et toujours de sa trace
Nous sentirons le coup car les gens de sa race
Laissent au cœur des braves une grande impression.
Eveillés maintes fois par le bruit d’un avion
Nous y étions tranquilles lorsqu’en disant « bonsoir »
Pensant aux bons Picards on s’endormait le soir.
Nos canons les gardaient et leur puissante voix
Résonnant de Berny jusqu’à Ailly-sur-Noye
Protégeant Epagny aussi bien que Chaussoy.
Mais lorsque d’attaquer l’ordre nous fut donné
Et que notre bivouac fut mis au Bois Planté
Tous nos braves poilus, barbe courte, cheveux ras
D’un bel élan partirent, courageux, jamais las :
Bois Ricard, Bois Louvet, Esclainvillers, Sourdon
Jumel, Bois du Fays, la carrière de Chirmont,
Sont autant de beaux noms où le 301 fort
Fit vomir à ses tubes la mitraille et la mort.
Aubvillers, Sauvillers et Mailly sont repris
Les Boches ont déguerpis de leurs profonds abris,
Dans Montdidier fumant il passe victorieux
Le front superbe et haut avec l’air glorieux.
Pour faire tomber Roye au ravin d’Armancourt
Il met en batterie son cent cinquante cinq court.
L’honneur est satisfait, la tâche est accomplie
Sur tes lauriers gagnés, la bataille est finie
Cent cinquante cinq heureux, calme doux et serein
Tu vas te reposer, laisser souffler ton frein.
Un beau parc de château pas bien loin de la Noye
Est le lieu du repos, et ce parc est Chaussoy
Mais au bout de deux jours, là-bas dans la Champagne
Le Boche s’agite fort et menace la campagne.
Comme un monstre furieux tu y vas tu y voles
Prendre une place d’honneur non loin de Courisols
Ton repos tu l’auras, lorsqu’au delà du Rhin
A Cologne tu seras ou bien même à Berlin.
N’est-ce pas que la nuit porte conseil ? Et qu’en dîtes-vous ? Monsieur Delattre va certainement sourire et je le vois d’ici. J’ai oublié deux vers pour la colonne légère mais je ne veux pas ternir les batteries.
Au revoir, chère Mademoiselle Marie-Louise, je répondrai à votre lettre sous peu. Je vous pense réunis en famille maintenant et je vous envoie à tous mes vifs sentiments de profonde sympathie.
L. Vu
S/Lt à la 1ère C.L. 315e R.A.L. ir C Sect 220
© Santerre 14-18 2004